Thèse de Philippe Pierre : La socialisation…

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La socialisation des cadres internationaux dans l’entreprise mondialisée



L'exemple d’un groupe pétrolier français

L'histoire du développement de l'industrie pétrolière illustre particulièrement l'obligation faite aux grandes entreprises de chercher la richesse « là où elle se trouve », c'est-à-dire en des sous-sols éloignés du pays de leur création à travers différentes opérations d’investissements (filialisation, fusions, participations, accords de licence ou d’assistance technique). Cette internationalisation « contrainte » des sites de production comme des circuits de distribution, a ainsi éclairé les limites d'un modèle fondateur et autoritaire de relations entre filiales et entreprise-mère, cherchant à imposer des méthodes de gestion ou de production sans parvenir à mobiliser le personnel local autour d'objectifs partagés conférant un sens à l'action . La programmation du changement voulue par les élites dirigeantes, faisant bien souvent « table rase » du passé, apparaît comme constamment contrecarrée par une capacité des acteurs à résister et à se recentrer en leurs différences . Contraintes d’opérer des ajustements soigneux de techniques de management à l’environnement local, l’accroissement des flux internationaux de personnel dans ces firmes tend également à engendrer l’extinction progressive du privilège de l’expatriation réservé aux membres de l’entreprise-mère et à souligner notamment le problème de l’équité distributive pour des collaborateurs de différentes nationalités et en étroite relation professionnelle.

Dans les grandes entreprises pétrolières, à travers un mouvement de mondialisation de leurs structures, des ressortissants de pays éloignés par leur destin historique et leur façon d'envisager la relation « homme-tâche-organisation », sont donc amenés à tenir compte les uns des autres à travers une organisation structurée. Sur les plates formes de forage ou lors des différentes actions de sondages et d’exploration, l’efficacité productive y apparaît de plus en plus liée à la part d'invention, à l'engagement que prennent les membres de l'entreprise à gérer les aléas comme les incomplétudes des règles prescrites pour aboutir à une somme de régulations locales entre acteurs qualifiés . Un nouveau type de rapports productifs entre expatriés et locaux, entre managers et ouvriers, tendrait à illustrer que "ce n'est plus par la domination que l'on se renforce mais bien au contraire par une capacité à faire face à des rapports entre puissances" .

Cette coexistence professionnelle d’ordre multiculturel caractérise le passage progressif d'un système classique d'expatriation (visant à combler des compétences défaillantes dans les zones où l'on expatrie, à pallier des défauts de formation aux métiers de l'entreprise et à apporter enfin une fidèle et puissante représentation des intérêts français de la "société mère") à l'enjeu de l'appropriation et de la diffusion des technologies complexes, grâce à un corps plurinational de spécialistes voués professionnellement à une intense mobilité géographique, au sein d'entités différenciées mais réticulaires.

Dans ces entreprises pétrolières « mondialisées », de nouveaux acteurs, tels ce foreur nigérian qui dirige une équipe de géophysiciens libyens sous la direction d’un manager anglo-néerlandais ou ce chef de chantier belge en Arabie Saoudite, émergent et pourraient faire vivre de nouvelles formes d’exercice d’une responsabilité à l’international. Un mouvement paradoxal de la mondialisation s’affirme alors : les frontières tendent à se fermer pour ceux qui évoquent immédiatement la dynamique des flux migratoires, les travailleurs non qualifiés, et à s’ouvrir pour les cadres et dirigeants économiques dont la mobilité accompagne le déploiement des investissements à l’échelle planétaire.

Comment les différents membres d’une entreprise internationale « font »-ils société, parviennent-ils à mettre en avant de manière opportune ou à dissimuler leurs appartenances culturelles, sociales ou ethniques, étant entendu qu’ils doivent participer à des actions communes et chercher à se comprendre pour assurer la pérennité du système social dans lequel ils évoluent ? Quelles stratégies identitaires sont-elles mises en oeuvre et quelles compétences sont-elles développées ? Sur quels atouts d'adaptation ?

Si une sociologie de la modernisation analyse les enjeux de domination pesant sur les « mondes vécus » en fonction des contraintes structurelles, notre recherche milite pour la reconnaissance de la pertinence d’un regard qui, à côté des classes sociales, de l’âge, du sexe ou de la place dans le processus de production, s’attache aux dissonances de l’identité des acteurs ainsi qu’à la part d'initiative créatrice, d'adaptation à la situation d’un sujet « d'où tout part et en qui tout revient » . Ce diagnostic des remaniements de l’identité illustre la variété des paramètres difficilement modélisables qui fondent les relations interculturelles, son caractère imprévisible, à chaque fois recommencée, profondément « situationnelle » où la signification n’est pas un « donné » mais une « émergence » de sens.

Dans un contexte d’élargissement des ressources détenues par l’acteur pour vivre les effets de la modernisation des grandes organisations, cette sociologie des transactions dynamiques de l’identité et des conduites privées d’adaptation ne s’enferme pas dans une lecture tragique de l’acteur au travail (obligé d’oublier son identité sous le poids de la conversion ou irrémédiablement victime de dualité de son identité), mais cherche à illustrer aussi les possibilités d’enrichissement culturel et de distinction sociale.

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