Renaud Sainsaulieu. 5 apports sociologiques essentiels pour le management interculturel

Futur du travail. 4 pistes à approfondir pour les générations futures !
30/03/2024
Miscellanées 3
30/03/2024

 

 

 

Renaud Sainsaulieu. 5 apports sociologiques essentiels pour le management interculturel

 

Nous devons beaucoup à Renaud Sainsaulieu, sociologue de l’entreprise et formidable entrepreneur du social.

Je lui dois d’avoir découvert l’existence puis l’usage d’une sociologie de l’entreprise disant comment les individus construisent des régulations durables qui font système et consacrant, derrière les rapports formels de production, l’importance des dynamiques sociales et culturelles.

Je luis dois d’avoir été mon directeur de thèse et de m’avoir fait rencontrer des amis de toujours comme Evalde Mutabazi.

Au temps de Chat GPT, de l’intelligence artificielle générative, des projets collaboratifs dans des structures matricielles et déspatialisées, de la financiarisation généralisée de l’économie réelle mondialisée, le travail est-il toujours voué à être le centre de la socialisation secondaire ? À quel prix et à quelles conditions ?

Renaud Sainsaulieu est, d’abord, un sociologue de l’expérience de soi qui se construit dans la relation aux autres.

Toute sa vie, Renaud Sainsaulieu s’est intéressé à la compréhension de la réalité sociale autrement que par la contingence ou sous la forme de rapports de force et de ruse. Il s’est passionné pour la puissance constituante de la socialisation secondaire par le travail, à l’égal souvent de l’école, de l’église ou encore de l’armée. `

En édifiant une sociologie qui consacre l’entreprise comme un lieu intermédiaire de régulations autonomes et doté d’une « responsabilité sociale »[1]. Une sociologie qui n’accepte pas l’institution telle qu’elle est sans pour autant renoncer à la transformer. D’abord en proposant aux individus de sortir d’un état routinier, en aiguisant chez eux un esprit critique, en les encourageant à des formes de déviance positive, tout simplement parce que « l’on ne change pas une société en restant à son écoute »[2]. Tout travail scientifique découvre des structures d’abord invisibles aux acteurs. L’important n’est pas de proposer un « juste » modèle de changement ou d’organisation mais d’accompagner les salariés formés à resituer constamment le sens de leurs actions en leur donnant le « pouvoir d’être eux-mêmes » et d’assumer leurs identités[3].

Renaud Sainsaulieu est mort le 26 juillet 2002 à l’âge de 66 ans.

Sa pensée féconde est toujours très présente pour comprendre les évolutions de la condition humaine dans les champs du travail.

« Le souffle des idées est au cœur des formes durables d’organisation de société », comme l’écrivait celui qui, fils de notables, a voulu vivre deux fois l’expérience d’ouvrier d’usine[4]. Il a moins lutté contre des privilèges que pour inventer des institutions[5].

· Renaud Sainsaulieu, initiateur de l’analyse des rapports interculturels en société. « La culture est devenue une interculture »[6].

Je me souviens d’une longue conversation avec Renaud Sainsaulieu, au printemps 1996, à propos du travail de Geert Hofstede et de ses ouvrages fondateurs dans le domaine du management interculturel [7].

Nous saluions son immense mérite. Mais il nous semblait aussi que l’idée de « programmation mentale » comme conditionnement culturel des individus, si finement exprimée pourtant par Geert Hofstede dans ses ouvrages, ouvrait sur la possible tentation d’un point de vue hiérarchisant des cultures entre-elles et de possibles « aires civilisationnelles » à jamais séparées[8]. Position qui fut celle, par exemple, de Samuel Huntington avec la notion de « choc de civilisations », plus adaptée aux fossiles qu’aux ensembles vivants, et qui ne sait pas rendre compte du phénomène social d’altération de toute culture par une autre[9]. Et ce, depuis la naissance de l’humanité.

L’un des principaux acquis de la sociologie de l’entreprise, dont Renaud Sainsaulieu est un des pionniers, est l’attention portée aux réalités locales, multiculturelles, partout dans le monde[10].

Sur ce point, l’adhésion à l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), ses nombreux colloques en terre étrangère, vont jouer un rôle décisif dans la formalisation de la pensée de Renaud Sainsaulieu. Ils vont clarifier cette exploration « d’acteurs-sujets » capables de vivre l’épreuve de l’altérité.

Renaud Sainsaulieu va souligner, dans ses interventions, que de plus en plus de personnes, dans les champs du travail et des organisations, et plus largement, dans nos sociétés, s’habituent à regarder leurs cultures du point de vue d’une autre. Mobilités professionnelles, mobilités géographiques, situations de rapprochements d’entreprises par acquisitions, fusions ou alliances, créations et développements de filiales à l’étranger, coopération exigeante dans des équipes de travail diversifiées du point de vue des âges, des genres, des trajectoires et accidents de la vie, des métiers de base… tout semble concourir à aiguiser la question des différences culturelles et poser à chacun la question de sa propre singularité[11]. De son identité, tout simplement.

Renaud Sainsaulieu a toujours montré beaucoup d’intérêt pour l’étude des liens entre dimensions culturelles, étudiées notamment par l’anthropologie culturelle, et les pratiques et de gestion qu’elles soient nationales, plus locales ou plus larges. En témoignent, un séjour d’un an aux États-Unis, à l’Université de Cornell (1959-1960), sa traduction en français des pères de la psychologie industrielle américaine, Joseph Tiffin et Ernest McCornick, son intérêt pour les fondements culturels de la société algérienne[12], son soutien constant aux travaux sur le modèle circulatoire africain de Evalde Mutabazi, à ceux de Emmanuel Kamdem sur le temps au Cameroun, à ceux de Ana Maria Kirschner sur l’entrepreneuriat au Brésil ou encore à l’étude des mouvements modernisateurs en Pologne, Bulgarie, Roumanie, Macédoine avec Dominique Martin ou avec Vassil Kirov.

Dans l’ouvrage collectif L’entreprise, une affaire de société, paru en 1992, Renaud Sainsaulieu et une vingtaine de sociologues français (dont Philippe D’Iribarne, Michel Liu ou Denis Segrestin…), font figure de bâtisseurs[13] en soulignant combien tout acte de gestion est situé culturellement et que la mesure de son efficience en dépend toujours. Dans cet ouvrage original, sont soulignés les rapports que l’entreprise entretient avec les dynamiques culturelles nationales et territoriales et la nécessité de tenir compte « de toutes les contingences de structures sociales externes à elle-même pour bâtir sa propre organisation et son projet économique ».

Etudier les réseaux culturels et identitaires d’interdépendance formés entre l’individu et la société, entre l’acteur et le système, en prenant soin de rappeler que « personne l’ai vraiment prévu, voulu, projeté »[14], n’avait pas forcément bonne presse à cette époque, et même en management interculturel, jeune discipline fidèle, en cela, à une certaine volonté sociologique originelle de rompre avec la psychologie et qui nous semble trop attachée alors à expliquer le « culturel par le culturel »[15].

Renaud Sainsaulieu a été de ceux qui ont toujours voulu intégrer à leurs travaux sociologiques approche culturelle et identitaire, influence des cadres sociétaux et psychologie du sujet. Pour lui, l’entreprise doit être envisagée ni comme un lieu de traduction simple de conflits sociaux et historiques dont la portée la dépasserait, ni moins encore comme un lieu unique de construction des rapports sociaux, mais plutôt comme un lieu de réfraction de pré-structurations élaborés en dehors de son territoire. Ou, autrement dit, comme un authentique lieu de création stratégique et culturelle, une « affaire de société »[16]. Le collectif en entreprise n’est pas le fruit d’un déterminisme radical quelle qu’en soit la nature.

Les systèmes culturels de sens ne demeurent pas irréductibles à un autre. Tout simplement peut-être parce que le jugement même d’irréductibilité d’un système culturel de sens à un autre implique la possibilité de les comparer et, pour ce faire, de les peser à l’aune d’une grandeur commune.

Une cartographie culturelle, pays par pays, peut être vite source d’erreur parce qu’elle ne permet pas de comprendre comment s’élabore l’action à partir d’un sujet[17]. Les faits sociaux relèvent ainsi d’une logique pratique, dominée souvent par l’urgence, qu’une démarche déterministe seule ne peut éclairer.

Et puis, aucune culture n’est entièrement opaque à ceux qui la font vivre. Nos valeurs « personnelles » peuvent être différentes des valeurs de notre « culture » d’origine et ce que l’on affiche. Et en simplifiant le propos du natif de Haarlem, il nous semblait que cela pouvait conduire à penser que chacun était enfermé dans ses « préjugés observationnels ». Alors, les différences culturelles existent parce que nous connaissons différentes sociétés aux contours clairs avec différentes histoires et que cela participe au maintien de différentes valeurs. La culture renverrait, en ce cas extrême, à un environnement carcéral qui ne dit pas son nom et à l’équivalent de sous-espèces biologiques[18].

Nous trouvions que l’étude des « caractères nationaux » était encore souvent imprégnée d’une idéologie nativiste où les différents peuples ne peuvent être que ce sont génétiquement les gens qui les composent. Si des listes de conduites sont à tenir ou à éviter, selon les situations rencontrées et dans chaque pays approché, c’est que la réussite de la collaboration entre cultures est ici d’abord envisagée comme une affaire de codes culturels mal interprétés ou mal connus (à sélectionner, à évaluer et à former selon des critères scientifiques[19]). Les différences sont vues comme des sources de dysfonctions qu’il faut dépasser et corriger à force de bonne volonté et d’éducation.

Nous étions d’accord pour souligner qu’un premier temps positiviste de la recherche en management interculturel (avec les travaux fondateurs de Geert Hofstede, de Fons Trompenaars, de Shalom. J. Schwartz, de Ronald Inglehart, de Harry Charalambos Triandis ou de l’enquête Globe) a été celui de rendre visible, de nommer et de qualifier les espacements et les différences entre nations conduisant à de supposés « malentendus », « chocs » ou « risques culturels », comme le décrit le livre à destination d’expatriés américains, publié à plus de 300 000 exemplaires, de L. Robert Kohls et intitulé Survival Kit for Overseas Living. Ceci a abouti à reléguer à l’arrière-plan les représentations, pratiques et identités des individus dans leurs rapports quotidiens dès lors que l’on ne pouvait les classer à partir d’une opposition bipolaire (individualisme-collectivisme, degré fort ou faible de contrôle de l’incertitude…)[20]. Un découpage culturel propre à une Nation ne se confond pas avec l’héritage historique culturel tout court (et des réalités diasporiques, régionales, transrégionales ou impériales par exemple).

Un deuxième temps nous apparaissait nécessaire, celui de la relation, des interfaces et des emboîtements culturels[21]. Et plus encore.

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[1] : « Comment des relations entre individus au travail peuvent-elles s’articuler au point de constituer une société dont les qualités intrinsèques façonneront durablement une sorte d’autonomie sociale susceptible d’influencer le résultat économique de la production ? » (Renaud Sainsaulieu, « Stratégies d’entreprise et communautés sociales de production », Revue économique, volume 39, n°1, 1988. pp. 155 174). En cela, l’entreprise ne se réduit ni à des relations intersubjectives entre atomes sociaux, ni à des solidarités de classes, ni à un élan modernisateur, ni à des mouvements d’émancipation inscrits dans l’histoire. Elle excède ces réalités.

[2] : Danilo Martucelli, « Sociologie et posture critique », in Bernard Lahire, A quoi sert la sociologie, La Découverte, 2002, p. 148.

[3] : Françoise Piotet et Renaud Sainsaulieu, Méthode pour une sociologie de l’entreprise, FNSP et ANACT, 1994.

[4] : Renaud Sainsaulieu, « Un sociologue de la démocratie », Autogestions, 1982, 10, pp. 115-121. Par deux fois, Renaud Sainsaulieu a connu l’activité ouvrière : sur une chaîne de polissage dans une entreprise de petite mécanique, et l’autre en tant que manœuvre sur une chaîne de four puis opérateur-conducteur d’un four à biscuits dans une usine du secteur alimentaire (Cédric Dalmasso et Céline Mounier, Renaud Sainsaulieu, Le mouvement démocratique aux frontières de l’entreprise, Éditions EMS, 2022, p. 4).

[5] : Renaud Sainsaulieu, « Acteur », Eugène Enriquez, André Lévy et Jacqueline Barus- Michel, Vocabulaire de psychosociologie, Erès, pp. 89-90.

[6] : La formule est de Norbert Alter.

[7] : Geert Hofstede, Culture’s consequences: International differences in work-related values, Beverly Hills, CA : Sage, 1980 ; Geert Hofstede, Cultures and Organizations. Software of the Mind, McGraw-Hill, 1991.

[8] : Shalom Schwartz, “Rethinking the concept and measurement of societal culture in light of empirical findings”, Journal of cross-cultural Psychology, 45(1), 2014, 5-13.

[9] : Dans un article de la revue Foreign Affairs en 1993, puis sous forme de livre, The Clash of Civilizations and the Remaking the World Order, Simon & Schuster, 1996, traduit en français chez Odile Jacob en 1997.

[10] : L’illustrent les rubriques « Sociologie d’ailleurs », créée en 2007 dans Sociologies Pratiques par Geneviève Dahan-Seltzer et « Ouvertures », créée en 2005 dans La lettre de l’AISLF.

[11]: Pierre Dupriez et Solange Simons, La résistance culturelle. Fondements, applications et implications du management interculturel, De Boeck Supérieur, 2002.

[12] : Renaud Sainsaulieu, Préface au livre de Daniel Mercure, Culture et gestion en Algérie, L’Harmattan, 1997 ; Mohamed Benguerna, « Ingénieurs en Algérie dans les années 1960 », Éditions Karthala, 2014 ; nous mentionnerons aussi les apports de Ahsène Zehraoui, notamment sur l’immigration kabyle (« Processus différentiels d’intégration au sein des familles algériennes en France, Revue Française de Sociologie, 1996).

[13]: Dominique Desjeux, qui a milité pour rendre les approches culturelles compatibles avec les approches stratégiques et identitaires, rappelle que « c’est Michel Crozier qui, dans le phénomène bureaucratique (1963), le premier à parler d’un « modèle français » du management » en pointant la peur du face à face dans un système de personnes organisé hiérarchiquement et verticalement, la volonté de donner de l’intelligence à la règle et non de simplement l’appliquer ou encore le goût de la prouesse au détriment de l’efficacité économique. Michel Crozier a d’ailleurs reconnu que toute la troisième partie du Phénomène bureaucratique constituait un essai « culturaliste ».

[14] : Bernard Lahire, Dans les plis singuliers du social, La Découverte, 2013, p. 41.

[15] : Bernard Lahire (Dans les plis singuliers du social, La Découverte, 2013, p. 70) rappelle la volonté durkheimienne, aux origines de la discipline sociologique, d’expliquer « le social par le social », c’est à dire par des « faits extérieurs à l’individu ». Bernard Lahire (Idem, 2013, p. 74) fustige les dérives d’une certaine pratique sociologique qui « consiste à interpréter directement les formes sociales objectivées (sémiologie sociale) sans étudier les usages réels de ces formes (sociologie de la réception, de l’appropriation ou des usages socialement différenciés), et donc de tomber dans la surinterprétation ».

[16] : Renaud Sainsaulieu, L’entreprise, une affaire de société, Presses de la FNSP, 1989.

[17] : Une action qui est pour partie imprévisible et qui détermine, en retour, les structures culturelles comme les représentations propres à chaque acteur en contexte multiculturel. Une action qui réfute « l’infernale circularité » qui ferait que si vous connaissez les attaches culturelles – définies par l’anthropologue et par la statistique – des acteurs, vous connaissez leurs dispositions et vous savez à l’avance la façon dont ces acteurs vont réagir dans n’importe quelle situation.

[18] : Edward W. Saïd clame à raison que « L’argument de Samuel Huntington dans Le Choc des civilisations ignore totalement qu’en plus de la culture dominante ou officielle il y a des tendances dissidentes, alternatives, non orthodoxes ou hétérodoxes qui contiennent beaucoup d’aspects anti-autoritaires, lesquels entrent en conflit avec la culture officielle. Cela peut être nommé contre-culture, un ensemble de pratiques associées avec les intrus, les pauvres, les immigrants, les artistes bohèmes, la classe ouvrière et les rebelles. La contre-culture critique l’autorité et attaque ce qui est officiel et orthodoxe. Aucune culture ne peut être comprise sans cette source toujours présente de provocation créative de ce qui est extra-officiel ou officiel. Négliger cet état d’agitation à l’intérieur de chaque culture, que ce soit parmi l’Occident, l’islam, le confucianisme, etc., et accepter l’existence d’une totale homogénéité entre culture et identité, c’est oublier ce qui est vital et fertile dans la culture » (Edward W. Saïd, « Le mythe du Choc des civilisations », conférence prononcée à l’université de Columbia, 1997).

[19] : Edward T. Hall & F. Hall, Guide du comportement dans les affaires internationales, Paris, Seuil, 1990.

[20] : Le pas franchi par Philippe D’Iribarne et son équipe « Gestion et Société », équipe rattachée au LSCI dirigé par Renaud Sainsaulieu, est de s’attacher à une approche interprétative, cherchant à faire apparaître les catégories, les oppositions structurantes que les acteurs utilisent pour donner sens aux situations de travail. Les travaux de Philippe D’Iribarne veulent précisément rapprocher la culture d’autre chose que des représentations collectives, des traits culturels, sorte d' »universaux » dont la base ne serait ni les individus, ni les groupes sociaux, ni leurs rapports. Philippe D’Iribarne, à la différence des zélateurs de Geert Hofstede, n’a jamais stipulé l’invariabilité des conduites propre à une culture nationale mais la permanence des références qui servent à l’interprétation et signent l’appartenance à une culture politique.

[21] : Philippe Pierre, « Trois courants de recherche en management interculturel dans les champs francophones », Blandine Vanderlinden et Pierre Dupriez, Au cœur de la dimension culturelle du management, L’Harmattan, 2017 ; Jean-François Chanlat et Philippe Pierre, Management interculturel. Evolution, tendances et critiques, EMS, 2018, Ouvrage labellisé FNEGE en 2019.

 

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