Miscellanées

Courage managérial
05/01/2019
Articles and Books in English
06/01/2019
M iscellanées est le nom donné à une composition de textes divers, de fragments « mélangés » sans souci systématique d'unité. Nous rassemblons, dans ce qui suit, nos coups de coeur, nos textes ou entretiens rares, nos convictions...

Bonne navigation !
 

Ce que la crise du Covid 19 nous dit de l'évolution du travail, de nos modèles managériaux et de nos pratiques d'animation d'équipes

Réflexions / 29 mars 2020 / Philippe Pierre
 


C'est la toute première fois de l'histoire de notre espèce que toute l'Humanité affronte ensemble une même menace en un même temps. 

La crise sanitaire que nous traversons est d'abord une occasion de remercier le dévouement des personnels soignants et de tous ceux qui consacrent leur vie à la protection des autres. Ces personnes qui ont mal aux autres, comme le disait Jacques Brel. 

Dans ce court article, nous centrerons notre attention sur la situation d'un dirigeant d'une petite entreprise ou d'une association. Des personnes aux prises avec nombre de difficultés quand les lendemains sont inconnus et que la volonté est forte de préserver les emplois sans toujours le pouvoir. Pour ce dirigeant, pour elle ou pour lui, la crise du Covid 19 consacre d’abord, selon moi, un double défi :

- Un défi personnel qui touche à notre condition humaine.

La crise, et ses conséquences, le confinement, les effets inconnus du déconfinement, l’anxiété, le soutien à nos proches… s’imposent au plus profond de l’intimité de celles et de ceux qui vivent cette « guerre contre le virus » en bousculant nos repères temporels et spatiaux. La sidération fait progressivement place à l'envie aussi de se recentrer sur ce qui est essentiel pour chacune et chacun.

- Un défi managérial.

La crise nous met face au désordre permanent et à la pression sans repères fixes. Attends toi à l'inattendu... rappelle Edgar Morin. Si les dirigeants connaissent en majorité cet état, il n’en est pas de même de leurs équipes fidèles, le plus souvent choisies sur leur aptitude à piloter des organisations stabilisées qui réfutent la surprise, l’ambigu ou l’inconnu menaçant.

Plus il y a de pression, et la crise actuelle en génère beaucoup, plus il faut gagner du temps. Une bonne gestion du temps devient alors l’élément clé de bascule vers la défaite ou la victoire pour son entreprise.

La crise accroit un sentiment d’urgence. Un sentiment très marqué que notre futur dépend de ce que l’on fait dès aujourd’hui, heure par heure, et comment l’on s’y prépare. L’incertitude est notre lot. La solidarité aussi.

 
 
Face au risque de « chaos », le dirigeant et ses équipes ont à faire face à de nouveaux paradigmes :
 
 
 

Manager la diversité : entretien avec Philippe Pierre, expert du management interculturel et intergénérationnel

Article issu du blog "Ambitieuse pour l'entreprise !" / 25 mars 2018 | Management
 

Une clé majeure du management réside dans notre capacité à faire travailler ensemble des collaborateurs de tous horizons : origine, âge, genre, handicaps…

Sans compter que les innombrables études et articles concernant les nouvelles générations, les fameuses Y et Z, qui semblent placer chaque génération de salariés dans des cases bien délimitées et nous donner de nouvelles « leçons de management »…
Qu’en est-il vraiment ?

J’ai eu la grande chance d’échanger idées et convictions avec Philippe Pierre, un DRH pas comme les autres, et je suis particulièrement heureuse de pouvoir partager avec vous ses propos, qui m’ont fait grandir.

Philippe, vous avez été longtemps DRH dans un grand groupe (L’Oréal), vous êtes chercheur en sociologie économique (CNRS) et vous enseignez à Dauphine, à l’Essec, à Sciences Po sur les thèmes du management des équipes multiculturelles et de la gestion des talents…

Pouvez-vous nous partager en quelques mots votre « plus intime conviction » concernant le management d’équipes interculturelles ?

Le management interculturel renvoie à cette belle question : comment tolérer l’Autre malgré sa différence, malgré ses contradictions, comment l’accueillir au sein d’une entreprise, d’une société ?

Comment établir une relation permettant d’accéder à un nouveau plan de communication, ce que je nomme la logique du « troisième œil », celle de la juste distanciation du regard.

Comment « transcender les différences sans les évacuer » (C. CAMILLERI, « La communication dans la perspective interculturelle », Chocs de cultures, L’Harmattan, 1989, p. 389) ?

Mais il faut, en réalité, plus que tolérer, il convient de s’attacher à reconnaitre ce qui semble au départ étrange ou incongru.

Le management interculturel s’attache donc à comprendre ce qu’il y a de commun entre des personnes différentes, du point de vue leurs trajectoires de vie et de leurs représentations du monde.

C’est une discipline de profonde actualité qui est très utile à la création d’un socle unifié d’action quand, par exemple, deux entreprises ou administrations se rapprochent (par fusion, par acquisition ou alliance…) et que les équipes continuent des années plus tard de s’appeler mutuellement les « ex » de…

Cette perspective interculturelle est utile, quand on intègre dans ses équipes des personnes qui nous déconcertent par leurs rapports différents au temps ou à l’autorité (pourquoi passe-t-elle son temps à me « by-passer » ? Ne comprend-t-elle pas cette « petite poucette », chère à M. SERRES qu’ici il y a un ordre institué et que cet ordre formel est hiérarchique et vertical ? Pourquoi 80 % des salariés de mon entreprise utilisent leur smartphone personnel pour leur travail et que j’ai tendance à en interdire l’usage pendant les heures de travail ?).

Le management interculturel aide aussi à s’orienter quand on travaille de plus en plus à distance en équipe déspatialisées et que la confiance est difficile à créer quand on ne se voit plus et que cela perturbe ses habitudes culturelles.

De même quand on s’attache à intégrer dans ses équipes des profils dits « atypiques » et que ceci nous renvoie directement à notre capacité à sortir du mimétisme et de l’entre-soi.

Comment faire travailler ces équipes diversifiées de manière efficace ?

D’abord en s’interrogeant…

Lors d’un recrutement est-ce que je propose des candidats issus de toutes les origines sans aucune exclusion due à des préjugés ?

Lorsque je présente les métiers de mon entreprise, est-ce que je dis que ce sont des métiers ouverts à tous, femmes comme hommes ?

Ai-je bien vérifié que mon entreprise ne pratique pas de discrimination salariale à l’occasion d’une maternité ?

Ai-je établi un état des lieux du nombre de départs à la retraite prévu pour mon entité dans les 5 à 10 ans à venir et identifié les compétences concernées ?

Suis-je attentif(ve) aux contraintes de vie de mes collaborateurs avant de fixer une réunion après 19 heures ou avant 8 heures?

Ai-je reclassé ou aider à le faire des personnes en situation de handicap, suite à une inaptitude au travail dans mon entreprise ?

Les locaux de mon établissement sont-ils vraiment accessibles aux personnes en situation de handicap moteur ?

Faire vivre des équipes diversifiées est une conquête et un acte de volonté pour un dirigeant.

Il est toujours plus aisé de s’entourer de gens qui nous ressemblent.

Le management interculturel oblige donc à une posture « d’étonnement volontaire » face à « l’intelligence de l’autre » pour reprendre les termes de Michel Sauquet et Martin Vielajus.

Il ne suffit pas de vouloir, il faut se questionner et se laisser questionner au lieu de simplement questionner les autres. Ou même remplir ton tableau de bord pour rendre compte et se dédouaner.

Ce n’est pas parce qu’une entreprise a 10 nationalités en son sein qu’elle est « diverse » et encore moins « interculturelle ».

Pour moi, un dirigeant est quelqu’un qui crée un espace de parole au sein de ses équipes pour s’entendre dire des choses qu’il n’a pas envie forcément d’entendre mais qui vont l’aider à progresser et à changer de regard…

Et comment repérer/identifier les motivations au travail de chaque catégorie de salariés ?

Précisément, par cette logique de « l’étonnement volontaire », à laquelle je crois.

Dans cette perspective, tenir un journal de ses propres observations, réflexions et surprises est utile.

Je formule trois conseils managériaux :

1, Demandez à vos collaboratrices ou collaborateurs récemment arrivés les 3 images qui illustrent leur étonnement depuis qu’ils sont chez vous et renouvelez l’expérience trois mois plus tard pour décrypter, décoder les attentes exprimées. Faites faire cette note d’étonnement non avec des mots, comme à l’école, mais avec des images issues de la Toile ou de magazines. La parole se libérera et vous verrez les choses avec de nouvelles lunettes, celles des nouveaux entrants !

Cela vous permettra de créer des relations entre des domaines qui jusqu’alors n’avaient pas de liens entre eux pour vous…A comprendre qu’une innovation n’est pas forcément une idée nouvelle de plus mais une vieille certitude de moins !

Ce que j’appelle management interculturel place l‘étonnement, la discussion et même la pratique de la controverse comme une perspective de justice dans l’organisation.

2, Travaillez avec vos équipes dirigeantes sur les 5 raisons de venir chez vous qui existent peu ou pas chez votre concurrent principal. Et sur les 3 raisons de vous quitter !

3, Reprenez contact avec les 3 personnes talentueuses qui ont pu s’éloigner de votre entreprise et demandez leurs les 3 actions qui auraient pu faire qu’elles auraient mieux travailler encore chez vous.

Vous densifierez ainsi votre réseau et enverrez un très bon signe à ceux qui sont restés chez vous et qui sont toujours en lien à distance avec ces « talents ».

Cela aidera à se convaincre qu’il faut faire confiance aux jeunes talents pour attirer les jeunes talents et qu’un talent à la capacité de vous ouvrir l’accès à d’autres milieux que celui que vous côtoyez au quotidien.

Quelles sont les principales différences par exemple, entre les salariés d’âge moyen et les jeunes générations qui arrivent sur le marché du travail ? 

J’ai personnellement le sentiment que l’éducation a changé, que la parole des enfants et des jeunes a été libérée, ainsi que leur esprit critique. Partagez-vous ce constat, et si oui, quel impact cela va-t-il avoir sur le management dans l’entreprise ?

Oui. Je partage votre point de vue et constate une évolution pour une certaine catégorie de jeunes adultes, souvent d’extraction sociale favorisée, et qui ont pu intégrer dans leurs parcours scolaires les bienfaits de stages à l’international, du plurilinguisme, des amitiés en différents pays.

Pour eux, l’entreprise « sédentaire », leur demandant une présence physique quotidienne, sera difficile à intégrer.

Leur choix d’avoir très vite plusieurs employeurs et expériences de vie sera certainement affirmée.

Est-ce que je dois être là tous les jours ? Est-ce que l’on s’amuse dans votre entreprise ? pourront être des questions qu’ils posent et qui nous surprendront.

Ces jeunes se persuaderont que faire partie d’une troupe ou d’un commando à la manière du film « Ocean Eleven » a une durée de vie limitée et que c’est précisément un de ses intérêts !

Soyons fun et carpe diem ! Pour eux il sera sage de remplacer les entretiens d’évaluation par des points réguliers en face-à-face.

Mais il y a une autre jeunesse, majoritaire en notre pays, toute aussi intéressante mais différente, qui ne partage peut-être pas ce goût pour la mobilité géographique et qui aimerait très bien qu’on lui propose un contrat de travail de long terme lui permettant de faire carrière 30 ans dans la même organisation !

Face au management de la diversité, le plus sage est de diversifier son management, comme aime à le dire finement Franck Pruvost du cabinet Sentive Ways.

Parlons justement de la Génération Y… C’est un sujet qui me questionne beaucoup, car nombreux sont celles et ceux qui aujourd’hui exploitent cette typologie des salariés par tranche d’âge et définissent des comportements et attitudes face à l’entreprise qui seraient propres à chaque génération et générique…

Je suis personnellement très sceptique car il me semble rencontrer des collaborateurs de tous âges, aux comportements assez variés (des cinquantenaires slashers ou web addict, des générations Z en demande de cadre et de hiérarchie etc.).
Quelle est votre opinion sur ce point ? Les études que vous menez démontrent-elles la pertinence de ces typologies larges ou pas ?

Je partage pleinement votre vigilance face aux catégories trop vite faites.

Je ne veux pas pratiquer l’« Yologie » et comme vous, je ne crois pas en l’existence de nouvelles attentes au travail pour une même catégorie unifiée de jeunes de 18 à 30 ans !

La réalité est plus nuancée. Les mécanismes qui parfois nous poussent à réfléchir en termes de générations en appellent largement à cette tendance naturelle de nos sociétés, repérée par A. JACQUARD, à classer, catégoriser sans cesse les individus.

Il est bien plus âpre et en même temps, plus riche, d’avoir accès à la personne derrière l’individu.

Une personne qui raconte et se raconte ce qu’elle devient.

« L’être humain est double : il y a l’être humain fabriqué par la nature, avec toutes les informations génétiques ; cela donne un individu, qui peut être défini de façon physiologique. Et puis, peu à peu, pour l’espèce humaine, cet individu change de nature, il devient une personne. Pour devenir une personne, il a besoin de la rencontre des autres » (Entretien avec A. JACQUARD recueilli par T. BERTHET et N. ELISSAGARAY, « De la différence à la discrimination », 11ème Université de la formation, de l’éducation et de l’orientation, AEP, n° 130, 2006).

Le management interculturel cherche à déconstruire les idées trop vite reçues. Il ne met pas en tableau de bord, en « critères » de mesure, il ne renforce pas les clichés comme on prend des photos. Il ouvre à la surprise d’un film que l’on déroule et ce film est toujours celui d’une personne vivante en lien, en relation avec d’autres personnes vivantes.

Merci Philippe de ces propos éclairants. Oui, ouvrons-nous à chaque collaborateur, considérons chacun comme une personne à part entière, sortons de nos certitudes et tirons tout le bénéfice de la diversité dans nos équipes !

Une drôle de conception de l'égalité !


Entretien avec Philippe Pierre, deux dimensions "oubliées" du management interculturel

Question : Nous serions désormais confrontés à l'expérience d'un « double décentrement » dans nos sociétés. Emergence dont vous souhaitez que se saisisse davantage encore le management interculturel.

Vous écrivez que la différence est autant celle qui travaille de l'intérieur une culture que celle qui travaille les cultures et les langues entre elles. Pouvez-vous nous donner un exemple de dimensions encore peu étudiées par le management interculturel ?


Réponse de Philippe Pierre :

Oui. Prenons-en deux et rendons hommage à Jean-François Chanlat avec sa notion utile de dimension oubliée.

La première touche à l’identité et aux stratégies de pouvoir d’un acteur à partir de l’ethnicité. La thèse que nous défendons est minoritaire, souvent refusée, jugée encore suspecte dans une large tradition de recherche en sciences sociales, et particulièrement en management interculturel, où le terme « ethnique » apparaît comme une sorte de dernier recours explicatif. On l’utilise généralement quand on a tout épuisé, quand on ne sait pas rattacher la situation au cadre d’une classe sociale, d’une fonction, d'un titre ou d'un statut. Or, dans nos enquêtes, depuis plus de trente années, nous avons affaire à des êtres qui sont conduits à se souvenir sans cesse qu’ils ont des racines. L’expérience de la mobilité avive un rapport permanent à des bribes du passé et le fait de jouer à être étranger confère aussi un pouvoir quand, le plus souvent, la mobilité heurte les systèmes d’alliances, de parenté, la logique des stratégies matrimoniales, les dispositifs traditionnels de soins, les cultes et les dieux auxquels on est attaché.

L’expérience de la mobilité est d’abord remise en cause de son identité parce que l’on n’est plus tout à fait le même, qu’on s’est enrichi d’un élément nouveau avec la culture du pays d’accueil qui s’étire et que l’on découvrira plurielle.

La seconde dimension « oubliée » relève de la « corporéité » de l’être humain qui est un être qui se meut, agit, pense, touche, savoure... Le management interculturel peine encore à souligner non seulement les émotions associées à toute forme de jeu mais aussi à pouvoir envisager que l’étranger, le migrant, le laisser pour compte, le cadre expatrié, sont souvent conduit à jouer sur plusieurs scènes différentes. C’est que l’on rechigne alors souvent à faire de l’empathie une compétence psycho-sociale à mieux comprendre. Le sens ne se livre jamais dans une représentation désincarnée, mais dans un affect qui dépend aussi, et nous l’oublions souvent, des dimensions esthésiques (sensorielles ou polysensorielles), des rapports de séduction, de répulsion, des dimensions de l’étrange, Norbert Alter dans son livre La force de la différence. Itinéraires de patrons atypiques a su magnifiquement l’illustrer !

Question : Vos ouvrages s’intéressent, à l’arrière-plan théorique, idéologique, aux influences de ceux qui opèrent au nom du management interculturel, en entreprise et en organisation : consultants, formateurs, médiateurs, professionnels de la gestion des ressources humaines, éducateurs, travailleurs sociaux… Vos livres proposent de cerner trois courants principaux de recherche et d’action en management interculturel. Jusqu’à présent, écrivez-vous, dans la continuité du succès des travaux fondateurs de Geert Hofstede et des enquêtes fondatrices de l’équipe « Gestion et société » dirigée par Philippe D’Iribarne, les comparaisons culturelles termes à termes (de pays à pays principalement) ont pris grandement l’avantage sur une anthropologie des logiques d’action davantage centrée sur les compétences de femmes et d’hommes pluriels que vous défendez.

Réponse de Philippe Pierre :

Oui. Et nous voulons relever les complémentarités entre ces courants pour affirmer une nécessité ; celle de croiser davantage les regards. Un premier courant (empiriste, statistique et quantitatif), autour de la figure de Geert Hofstede, étudie comparativement, d’un pays à l’autre, les variables (supposées indépendantes) de différenciation culturelle à l’œuvre.

Un deuxième courant (ethnographique et qualitatif), autour de la figure de Philippe d’Iribarne, des travaux de Jean-Pierre Segal et de Sylvie Chevrier, privilégiant la nature sociohistorique des processus de catégorisation sociale lors d’interactions humaines, prend le parti d’étudier intensivement, hic et nunc, les formes d’une culture politique dominante en un pays, la permanence des références qui servent à l’interprétation et qui signent l’appartenance à une culture donnée en la rendant incomparable à un autre univers culturel.

Un troisième courant (anthropologique et qualitatif), prenant davantage en compte la présence de groupes professionnels, culturels et ethniques dans une société majoritaire (pensons aux expatriés des grandes entreprises, aux migrants de faible extraction sociale, aux équipes de travail dans les secteurs de l’humanitaire,…), étudie les parcours identitaires à l’œuvre entre groupes de référence et groupes d’appartenance de sujets qui peuvent imprimer davantage qu’autrefois de variations individuelles à la tenue de leurs rôles sociaux.

Le plafond de verre est noir

Qu’en est-il de la condition des Noirs en France dans le monde du travail ? Aujourd’hui encore, les Noirs de France se heurtent au plafond de verre. Comment se fait-il que leur ascension hiérarchique reste bloquée par cette barrière invisible, et comment y remédier ?
"Dans mon entourage, qu’avais-je comme modèle de réussite ? J’ai remarqué que j’avais tendance à m’identifier à des parcours de Blancs qui ont réussi ; c’est quelque chose qui m’a surpris quand j’ai commencé à travailler. J’avais peu de modèles de réussite noirs auxquels je puisse m’identifier, et j’en ai déduit qu’il y avait un problème, soit dans le parcours de ces personnes, soit dans le système qui les fabriquait. C’est ce qui m’a mené à cette réflexion sur le plafond de verre".

Une rencontre enregistrée en 2015.

Muriel Leselbaum, cofondatrice du cabinet de consulting Signifier, le sens de l'action, et de l'ONG Osez la médiation

Philippe Pierre, sociologue, codirecteur du Master en Management interculturel à Paris-Dauphine

Aymeric Thon-Adjalin, auteur notamment de "Le Plafond de verre est noir. La discrimination des Noirs en entreprise".

Michel Serres, une philosophie de l'histoire

Darwin raconta l’aventure de flore et de faune ; devenu empereur, Bonaparte, parmi les cadavres sur le champ de bataille, prononça, dit-on, ces mots : « Une nuit de Paris réparera cela ». Quant au Samaritain, il ne cesse, depuis deux mille ans, de se pencher sur la détresse du blessé. Voilà trois personnages qui scandent trois âges de l’histoire.

Le premier, long, compte des milliards d’années. Réussissant à dater les événements dont elles s’occupent, les sciences contemporaines racontent le Grand Récit de l’univers, de la planète et des vivants, récit qui déploie nos conditions d’habitat et de nourriture, sans lesquels nous ne vivrions ni ne survivrions.

Pendant des milliers d’années, le deuxième, dur, répète cette guerre perpétuelle dont un chiffre bien documenté dit qu’elle occupa 90% de notre temps et de nos habiletés. Quant au dernier, doux, il glorifie, depuis quelques décennies seulement, l’infirmière, le médecin, la biologiste dont les découvertes et les conduites redressèrent à la verticale la croissance de notre espérance de vie ; puis le négociateur, qui cherche la paix ; enfin l’informaticien qui fluidifie les relations humaines.

Histoire ou Utopie ? Il n’y a pas de philosophie de l’histoire sans un projet, réaliste et utopique. Réaliste : contre toute attente, les statistiques montrent que la majorité des humains pratiquent l’entraide plutôt que la concurrence. Utopique : puisque la paix devint notre souci, ainsi que la vie, tentons de les partager avec le plus grand nombre ; voilà un projet aussi réaliste et difficile qu’utopique, possible et enthousiasmant.

Professeur à l’université de Stanford, membre de l’Académie française, Michel Serres est l’auteur de nombreux essais philosophiques et d’histoire des sciences, dont les derniers, Petite Poucette (Le Pommier, 2012) et Le Gaucher boiteux (Le Pommier, 2015) ont été largement salués par la presse. Il est l’un des rares philosophes contemporains à proposer une vision du monde qui associe les sciences et la culture.

Jean-François Chanlat, une anthropologie élargie pour penser le travail et les organisations

Dans cette vidéo, Jean-François Chanlat, Professeur émérite à l'Université Paris-Dauphine, défend depuis longtemps ce qu'il nomme une "anthropologie élargie" utile aux actes de management parce que les organisations sont, en grande partie, des humains en relation et que la connaissance de l'humain est donc la première pierre de tout édifice pratique.

Il souligne notamment les risques d'un management "hors sol". Reprenant la citation de Leslie White, "l'homme est le seul animal qui distingue l'eau plate de l'eau bénite", l'enseignant rappelle que la culture est d'abord un univers de sens. Un dirigeant doit donc sans cesse se demander quelles sont les catégories qui font sens pour les gens et autour desquelles ceux-ci construisent leurs identités comme leurs engagements ?

Qu'est-ce qui se cache derrière les mots ? L'être humain ne se contente pas de dire. Il n'attend pas que l'on "communique" ou que l'on "informe". Pour ne pas confondre activisme et activité, il faut réintroduire de la respiration et du temps pour réfléchir. Jean-François Chanlat insiste sur la force des rencontres face aux espaces temps fragmentés et aux différents décalages qui nuisent aux collectifs apprenants. L'intervention se termine sur cette belle citation de Gilbert Durand : "heureux ceux qui savent cultiver les marges de nos écoles : elles sont les terres fructueuses de découverte des savoirs de demain" !

Comprendre les cultures en Afrique.

Philippe Pierre s'entretient avec Evalde Mutabazi, expert en management interculturel


Le sujet : L'Afrique et le poids de la culture dans les pratiques de management.

Les échanges portent aussi sur la question des générations au travail et des apprentissages culturels quand on vit à l'étranger.

Philippe Pierre, consultant, sociologue et co-directeur du master management interculturel de la formation continue de l'université Paris-Dauphine, interroge Evalde Mutabazi, conseil en entreprise et professeur de sociologie à l'EM Lyon.

Evalde Mutabazi a fait par lui-même le constat, non sans surprise, qu’un fond culturel commun unissait tous les pays d’Afrique, malgré la diversité qui les caractérise. Une cosmogonie commune peut être observée chez les Musulmans et les Catholiques, au Sahel comme à l’Equateur, à l'Est comme à l’Ouest. Ce "modèle circulatoire" s'appuie notamment sur la circulation des biens et des personnes (au travers des dons et contre-dons et des visites aux autres pour bien les connaître et s’en faire connaître), la circulation de l’énergie humaine (au travers de la réciprocité des droits et des devoirs entre ceux qui se connaissent dans leurs clans et entre clans alliés...), la circulation des informations et de l’énergie spirituelle (le sage a le devoir de transmettre aux plus jeunes les enseignements qu’il a tirés de son expérience de la vie, tout au long de son histoire) et la circulation des pouvoirs (par les rites et célébrations au cours desquels les savoirs sont échangés entre clans alliés).

Plutôt que de céder aux chantres de la division des peuples, c’est sur cette lame de fond commune que l’Afrique devrait s’appuyer politiquement et économiquement pour développer la tolérance, les synergies entre ses peuples, l’ouverture aux autres cultures, le partage des ressources et l’apprentissage mutuel.



Les enjeux de la diversité : une prise de notes visuelles de Florence Hardy à partir d'une conférence de Philippe Pierre

Copyright Florence Hardy Prises de notes visuelles

7 principes des organisations positives : une prise de notes visuelles de Caroline Tsiang à partir du travail de Eric Mellet

 

Copyright Caroline Tsiang et Eric Mellet

Quelle logique des systèmes complexes ? Le cas des équipes de football...

 


Quelle logique des systèmes complexes ? Vendredi soir, au stade du Moustoir, stade du club de la ville de Lorient, le club local joue contre Bastia un match décisif pour une montée dans le saint des saints, la Ligue 1...

Comment placer le ballon dans le filet des adversaires en dernier ? Comment coordonner les mouvements de 11 joueurs inventifs et ainsi créer de "l'intelligence collective" ? Quelle place pour l'acteur, sa singularité, sa folie même, son égoïsme... dans l'équipe ?

Quelle place pour le corps et les dimensions dites "réflexes" ? Quelle nature de l'interaction entre individus pour produire quelque chose de "neuf" ? La somme des individualités plus que la somme des parties, vraiment ? Oui, on le dit mais est-ce si sûr...

Diego Maradona, meilleur joueur de tous les temps, à gauche, savoure sa victoire et, à droite, en plus petit, comme caché comme le sont certaines vérités, s'associe à Dieu... Avec la main... Triche manifeste, certainement, et génie du jeu ? Ruse individuelle, dérisoire... ou élément d'une force collective ? Humain, trop humain...


L'Archipel humain. Vivre la rencontre interculturelle


Dans votre ouvrage L’Archipel humain. Vivre la rencontre interculturelle, qui vient de paraître aux Editions Charles Léopold Mayer, vous mobilisez la notion d’écart culturel, chère à François Jullien ? Pourquoi ?

En appeler à la notion d’écart culturel, c’est d’abord appréhender le monde qui nous entoure comme composé d’une infinité de différences et faire le constat, comme le fait aussi Philippe Descola « qu’aucun des êtres, des choses, des situations, des états, des qualités, des processus qui s’offrent à notre curiosité n’est absolument semblable aux autres »1. La notion d’écart culturel consacre, en premier lieu, cette insondable pluralité qui fait notre condition humaine.
Alain Badiou a su aussi souligner cette force de l’imprévisible, cette puissance discrète de l’écart. Il confie que Stéphane Mallarmé lui a appris que la puissance de l'art est suspendue à la notion d'événement : penser et formaliser ce qui arrive en tant qu'il arrive et pas en tant qu'il est 2. En musique, Joseph Haydn lui a enseigné qu'on pouvait créer des effets extraordinaires avec de très petits éléments, des cellules musicales restreintes et presque banales. Cela l’a habitué à chercher l'extraordinaire dans l'ordinaire. En peinture, le Tintoret lui a montré comment un peintre pouvait saisir dans la monumentalité la plus affirmée le passage de quelque chose, en l'occurrence de l'esprit...
La notion d’écart culturel invite autant à souligner cette multiplicité dans la culture décrite par Alain Badiou que la culture en tant que multiplicité 3. Admettre cette multiplicité, cet en tant que, c’est aller au-delà des apparences, des identités de papier, du premier regard, de la confirmation fiévreuse des stéréotypes… c’est, comme l’écrit François Jullien, « commencer par désassimiler, verbe éthique et logique à la fois. C’est-à-dire sortir de la tendance primaire, précipitée, à tout réduire à du semblable et de l’homogène pour mieux l’intégrer »4.

Désassimiler ! Vous pointez, depuis longtemps, ces enjeux nécessaires propres à une culture du doute, de la suspension de jugement et de la distanciation du regard dans vos travaux sur l’éducation, le développement et la solidarité internationale. Dans vos recherches aussi sur la mobilité des populations expatriées ou migrantes. Toujours l’écart ? Non la différence.

En effet, toujours l'écart et non la différence. La notion d’écart culturel nous aide également à mieux comprendre cette mise en mobilité généralisée de nos contemporains, selon l’expression de Alain Bourdin 5, quand de plus en plus d’entre nous quittons notre terroir natal pour aller vivre et vieillir dans une autre région. C’est chercher à révéler les multi-connections entre tous les êtres, les trames intimes car « il y a autant de modes de relation qu’il y a de différences insaisissables d’existence »6, dès lors que l’humain se met en mouvement.
Et pour saisir ces processus de multi-appartenance liés aux mobilités qui font nos temps présents, la notion d’écart est alors indissociable de celle d’interaction. Car « aucun phénomène n’est significatif pris isolément et il ne devient pertinent que s’il est situé dans un réseau d’oppositions distinctives à l’intérieur d’un groupe de transformation »7. Recourir à cette notion d’écart revient à accepter l’idée qu’aucune identité culturelle n’existe en soi, comme une essence. On ne peut ranger les identités culturelles comme des collections de papillons que l’on épingle. L’identité culturelle n’est pas une permanence mais une capacité de variation 8. En multiplicité.
Il y a plus de quatre-cent cinquante ans, Pierre Charron, l’exprimait très bien :
« L’homme est un sujet merveilleusement divers et ondoyant, sur lequel est très malaisé d’y asseoir jugement assuré, jugement dis-je, universel et entier ; à cause de la grande contrariété et dissonance des pièces de notre vie. La plupart de nos actions ne sont que saillies et bouttées, poussées par quelque occasion : ce ne sont que pièces rapportées »9 .
Vous invitez chacune et chacun à vivre la rencontre interculturelle ?
L’écart, et non l’opposé, est la fissure d’un autre possible. Et cet autre possible est le produit d’une rencontre 10. Plusieurs chemins sont possibles quand on envisage cette rencontre et la propension à la nouveauté qu’elle recèle : se libérer du trop connu, se scinder en plusieurs, s’extraire d’un groupe d’appartenance devenu étouffant, cultiver la figure du « jamais content »…
« On n’existe qu’autant qu’on peut rencontrer » écrit François Jullien. « Si je ne rencontre plus, ma vie s’étiole. Ou disons que ma vie ne s’intensifie que de ce que je rencontre encore (...). L’art de la rencontre, ou la survie de celle-ci, sera donc de maintenir l’écart, ou plutôt de l’ouvrir indéfiniment, au sein de la plus intime proximité » 11.
La rencontre se présente d’emblée comme événementielle, et même comme l’événement par excellence. Une rencontre n’est en effet possible qu’au prix de ce paradoxe : « il faut que l’Autre soit enfin si près, entrant en présence, mais que se maintienne en même temps son altérité 12.
La rencontre se place même sous le signe de la catastrophe. Catastrophe, ici, n’a rien du sens ordinaire de l’adjectif « catastrophique », mais est à entendre comme un processus de transformation des représentations que l’individu cherchera à mettre perpétuellement en forme au travers d’un acte de narration propre à son existence. Catastrophe est à associer à bouleversement, supplément et à une révélation du sens. Nous pointons, dans notre livre, un effort double de « saisie de soi » et d’apprentissage de rôles sociaux chez l’individu comme l’illustrent, par exemple, ces marchands marocains ou chinois qui savent ponctuellement accentuer leur ethnicité et mettre en valeur certains traits symboliques manifestes de leur identité supposé connue (jeu autour du patronyme, emblèmes claniques, pièces d’habillement, accents langagiers, pratiques cultuelles ou religieuses, rituels alimentaires, clins d’œil appuyés…) pour orienter le sens de l’interaction humaine. Ces éléments résultent d’une première « saisie de soi » et fonctionnent comme autant d’informations connotées face à des clients venus de loin. Dans ce qui arrive (l'accident), l’individu sélectionne l'événement (la naissance du sens) « dans une hiérarchie stratifiée de structures signifiantes » 13.
Ce fil complexe que nous nommons bricolage identitaire, faute de mieux, et à la suite des écrits de Melville Herskovits, Roger Bastide ou Claude Lévi-Strauss, nous conduit à reconnaître, comme le fait Michel Foucault, que « là où l’âme prétend s’unifier, là où le Moi s’invente une identité ou une cohérence, le généalogiste part à la recherche du commencement – des commencements innombrables [...]. Suivre la filière complexe de la provenance, [...] c’est découvrir qu’à la racine de ce que nous connaissons et de ce que nous sommes, il n’y a point la vérité et l’être, mais l’extériorité de l’accident » 14.
Quand nous voyons un individu renforcer son accent pour gagner en légitimité dans une conversation, quand il arbore un bijou, un badge ou une pièce de vêtement pour être davantage reconnu et se faire accepter plus vite, quand nous constatons ces situations de manipulation situationnelle de l’ethnicité, il convient toujours de rappeler que ces manipulations mettent en jeu des régimes de signes très différents : textuels, iconiques, médiatiques, corporels... Dans notre ouvrage, nous pointons des « chaînons sémiotiques », sortes de « tubercules agglomérant des actes très divers, linguistiques, mais aussi perceptifs, mimiques, gestuels, cogitatifs ». Et recourons à la figure du rhizome pour en saisir les reliefs.
François Jullien montre bien que ce qui fait le propre de la rencontre est, d’une part, que chacun garde un « soi », d’où résultent le choc et la mise en tension : il n’y a pas là fusion, le soi ne s’abolit pas ; mais, d’autre part, que ce soi s’y trouve démuni, ou du moins ébréché dans sa clôture, dépossédé de ce qui le maintient et le conforte en un « soi ». « La rencontre est cette structure contradictoire, en effet, par là si problématique, proprement limite, mais du même coup si féconde, qui fait à la fois l’un et l’autre : maintient l’écart (de l’altérité) en même temps qu’elle met en présence, en portant au « plus près », d’où se dégage sa puissance, qu’on ne peut contenir, d’effraction » 15.
François Jullien va même plus loin : « la rencontre est d’autant plus effective, qu’il y a, en et par elle, remise en question, en travail, aux deux sens à la fois de production et de souffrance, de ce qui fait l’appartenance du sujet se repliant en un soi. En quoi la rencontre est éthique, et même au principe de l’éthique » 16.
« Nous sommes portés d’emblée à « assimiler », ou rendre semblable à soi, tout ce qui nous semble extérieur ou étranger. Or, c’est en fissurant la similitude que nous accédons vraiment à l’autre » écrit François Jullien 17. Cette notion d’écart nous invite donc à nous éloigner de certaines de nos habitudes occidentales ?
Certainement.

A quoi est due la suprématie de la pensée du sens en Europe, se demande François Jullien ? Cette hégémonie d’un sens, non seulement sélectif, mais devenant exclusif, n’a-t-elle pas tant pesé sur nos vies ? N’a-t-elle pas tant pesé comme une fatalité 18 ? « Pourquoi faudrait-il que ma vie soit sujette à « sens », à un « sens » ? Pourquoi ne pas reconnaître l’éparpillement et le non appareillé ? » se demande François Jullien 19.

Dans notre tradition occidentale, « l’autre est l’opposé du même » 20. François Jullien propose d’envisager l’autre comme l’inconnu et non plus le contraire. L’autre ne se déduit pas mais se découvre et constitue ce qui échappe à la volonté d’assimilation, c’est -à-dire de transformer l’autre en chose et la chose c’est moi ! L’autre est ce qui est extérieur à soi et non le négatif du même. Il donne cet exemple du paysage en Chine :

« Ou si l’on oublie que « paysage » se dit en chinois, non en un terme unitaire et par composition-dérivation (comme dans toutes les langues européennes : « pays »-« paysage », Land-Landschaft, land-landscape…) ; mais par un binôme (de termes opposés complémentaires : « montagne(s)-eau(x) », shan-shui 山水), donc par corrélation du Haut et du Bas – ou de ce qui est immobile (la montagne) et de ce qui est mobile (l’eau) ; ou de ce qui a forme (la montagne) et de ce qui est sans forme (l’eau) ; ou de ce qu’on voit (la montagne) et de ce qu’on entend (l’eau)… –, on sera passé à côté, sans même sans douter, sans plus s’en préoccuper, d’une tout autre conception possible du paysage ; ou plutôt, plus radicalement, d’une toute autre façon de l’aborder » 21.

François Jullien montre bien, qu’en Occident, « l’unité des opposés est leur foncière vérité » car l’opposé ne confronte pas à du non-connu. Il amène à perpétuer le semblable et à ramener dans les filets du déjà-connu. Il se range sagement en face de nous pour que l’on continue de se poser en s’opposant. Pour continuer la guerre froide des termes en présence.
Les campagnes politiques, et leurs cortèges de débats offerts à la télévision, illustrent ces moments de frontalité organisée, cette danse rituelle du complémentaire ou du contraire… déjà-connus à l’avance. Chacun s’aligne en trouvant sa place sur les barreaux d’une seule échelle, d’un seul champ de valeurs inversées. Chacun campe son rôle et l’opposé se réduit à un miroir adverse déformant. L’enjeu de ceux qui organisent ces débats semble de mettre sous contrôle, de contenir dans la perspective du même, mais en relation inversée. « L’« autre » peut être certes virulent, démonstratif, emporté, il en a perdu sa capacité à désarçonner. Il est « accouplé » à l’adversaire. Il est son pendant » remarque François Jullien 22. Régis Debray fait aussi ce constat d’une pensée atrophiée propre aux temps courts médiatiques : « donner aux candidats à une élection présidentielle, alignés comme volaille en batterie sous les projecteurs, une minute trente pour exposer leur conception de la France et du monde constitue un abaissement proche de l’attentat à la sûreté de l’esprit européen. Que ce speed dating, précédé de sketchs moqueurs pour en faire des grotesques, puisse être accepté sans broncher par les politiques en dit long sur le point de décivilisation (ou normalisation) auquel est parvenu notre forum acclimaté, ou plutôt aliéné. Quand le temps manque, le ton monte et le niveau baisse » 23.
« Dans l’opposition » remarque François Jullien, « l’altérité n’a plus de vocation exploratoire, elle n’est plus que contradictoire : l’un et l’autre termes y ont perdu leur étrangeté. La pensée ne s’aventure plus » 24.
« L’écart », condition de la rencontre, « détache du donné une nouvelle possibilité : il fait quitter le connu pour l’inconnu, délaisser le sentier battu au point qu’on ne peut plus se repérer » souligne François Jullien.
Défendre l’interculturalité, consiste, dès lors, selon nous, à vouloir multiplier les embranchements. « Tandis que la différence, en s’approfondissant en opposition, a rangé l’autre, a replié son altérité, l’écart, dérangeant comme il est, fait surgir un autre qu’on n’envisageait pas, et même dont on ne se doutait pas qu’il pourrait exister » 26.
Avec cette figure de l’écart, de l’autre doit se détacher du familier. Une visée interculturelle consiste à remettre en tension une pensée par la présence d’un étranger, à reconstituer des logiques occultées, à déranger cette pensée vers une dissidence d’avec le sens commun, à vouloir (vouloir) faire émerger de l’autre, à se demander en quoi les adversaires sont aussi partenaires au moment même où ils acceptent de laisser entrer de l’écart dans leur dialogue. L’interculturel est-il résolution d’une tension contradictoire ? Il est plus que cela. Il est « rencontre de l’humain dans l’autre homme, accéder au soi et à l’intime » 27.

Dans votre ouvrage, vous insistez sur la patience, la nuance et la longueur du temps dans la construction de la confiance. Or, cela semble en contradiction avec ce que chacun ressent en ces temps numériques et mondialisés ?

Paul Morand écrivait que “ la vitesse tue la couleur ; le gyroscope, quand il tourne vite, fait du gris ” 28. Rencontrer l’autre en sa différence, c’est accepter de se laisser changer par l'autre, ce que ne promeut pas forcément, en effet, ce nouveau monde « connexioniste » des portables, d’internet et du temps court.
Un temps présent où de plus de personnes nous disent, notamment dans le champ du travail, qu’elles ont de moins en moins de temps pour agir utilement et de plus en plus d’autres personnes à qui expliquer ce qu’elles font sans pouvoir réellement le faire. Leur espace temporel se contracte tandis que leur espace social se dilate, amplifiant un sentiment d’absence de direction et d’instabilité.
Le monde contemporain est comme mis en mode « avance rapide », à l’instar de ces appareils électroniques à cassette de notre enfance et ces temps de transport qui sont souvent colonisés par le travail plutôt que pour les loisirs ou la relaxation. Hartmut Rosa parle de l’accélération des flux physiques ou informationnels comme expérience majeure du siècle et, pour nous en convaincre, souligne qu’un homme occidental d’une quarantaine d’années a déjà vécu trois fois la vie de son grand-père s’il a vécu trois amours, quatre déménagements et cinq emplois tenus. Et le sociologue allemand de parler de ce qu’il appelle une identité « situative », c’est-à-dire fondée sur la répétition des sollicitations de l’attention, comme ce joueur électronique bombardé de projectiles qu’il est censé gober, en flux tendu, « juste à temps » 29.
Pour qu’il y ait rencontre entre des sujets porteurs et créateurs de cultures, il faut qu’il y ait eu expérience inachevée du rapprochement, mémoire et même « endurcissement » par l’apprentissage. Une expérience d’autrui qui nécessite de se faire dans la durée.
Or, une large partie de nos échanges est comme virtualisée pour des individus « désencastrés » de leurs contextes locaux et devenus comme des « voisins déspatialisés » 30. On peut être ami avec quelqu’un que l’on n’a jamais rencontré physiquement et lui parler plusieurs fois par jour, partager avec lui un rapport singulier à l’intime. De plus en plus, les outils portables peuvent détecter, à quelques mètres près, l’endroit où vous vous trouvez sur un continent, dans un quartier ou dans une pièce. Tim Cresswell 31 relève l’existence « d’élites cinétiques » qui profitent de ces technologies de mise en correspondance. Les actes et sentiments d’appartenance de ces personnes mobiles résonnent toujours dans des champs sociaux autres que ceux que l’on a sous les yeux et ces individus semblent expérimenter leurs identités culturelles moins comme un fait de nature que comme un problème à résoudre quotidiennement, une architecture à construire pour exister. La valeur même d’un acte pour ces personnes mobiles n’a de prix qu’à l’aune de ce que cet acte produit dans un réseau de relations et d’autres actes en devenir, bien au-delà du seul champ national. Toujours en lien avec plusieurs autres groupes culturels, les actes quotidiens ont un centre mais pas de limites ; ils sont transductifs tant que leur causalité sociale et culturelle est comme « externalisée ».
La rencontre interculturelle invite à se réinventer.
« Est-ce que je suis condamné de plus en plus à me répéter (et donc à laisser ma vie s’étioler) ou bien suis-je capable de reprise et, par-là, d’extraire ma vie de sa torpeur, de me « tenir hors » de sa sempiternelle reconduction et de commencer véritablement d’ex-ister ? » 32. « Tandis que la répétition, se repliant sur elle-même, ne donne, en effet, plus rien à découvrir, à espérer, la reprise dit l’espoir valide qui, à partir de ce dont j’ai déjà fait l’expérience dans ma vie passée, en même temps qu’en m’en dégageant, permet de porter plus loin ma vie » 33.

On trouve aussi chez Claude Lévi-Strauss une réflexion puissante sur la notion d’écart.

Tout à fait et elle nous inspire.
Devant les “ pieuses paroles ” de certains fonctionnaires d’institutions internationales, Claude Lévi-Strauss s’interrogeait sur ce que signifie prétendre “ concilier la fidélité à soi et l’ouverture aux autres ” et prôner en même temps “ l’affirmation créatrice de chaque identité et le rapprochement entre toutes les cultures ”, puisque ces ambitions sont antinomiques ? 34. Faut-il exprimer, comme Claude Lévi-Strauss, le souci d’un certain cloisonnement des cultures au motif que la richesse de l'humanité réside dans la multiplicité de ses modes d'existence ? Alors la mutuelle hostilité des cultures serait non seulement normale mais nécessaire. Elle constituerait « le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent et trouvent dans leurs propres fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement » 35. Face aux méfaits de la mondialisation, si une collaboration trop durable entre des hommes différents risque à terme de les appauvrir sans les contenter, ce qu’il conviendrait de conserver dans l'histoire, ce n'est pas la ressemblance mais la diversité des cultures (ce que, sur un plan international, Claude Lévi-Strauss nomme la « coalition des cultures ») 36. « La véritable contribution des cultures ne consiste pas dans la liste de leurs inventions particulières, mais dans l’écart différentiel qu’elles offrent entre elles (...) Il n'y a pas, il ne peut y avoir une civilisation mondiale au sens absolu que l'on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de diversité, et consiste même en cette coexistence. La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l'échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité » 37.



1 : Philippe Descola, L'écologie des autres, Quae. 2 : Alain Badiou, Alain Badiou par Alain Badiou, Presses Universitaires de France, 2021. 3 : Edouardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, Presses Universitaires de France. « La multiplicité ne doit pas désigner une combinaison de multiple et d'un, mais au contraire une organisation propre au multiple en tant que tel, qui n'a nullement besoin de l'unité pour former un système » écrit Gilles Deleuze (Différence et répétition, P.U.F., 1968, p. 236). 4 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, p. 12. 5 : Alain Bourdin, “L'individualisme à l'heure de la mobilité généralisée”, in Sylvain Allemand, François Ascher et Jacques Lévy, Les sens du mouvement. Modernité et mobilités dans les sociétés urbaines contemporaines, Editions Belin, 2004, pp. 91- 98. 6 : Aliocha Wald Lasowski, Edouard Glissant. Déchiffrer le monde, Bayard Culture, p. 136. 7 : Philippe Descola, L'écologie des autres, Quae. 8 : Aliocha Wald Lasowski, Edouard Glissant. Déchiffrer le monde, Bayard Culture, p. 91. 9 : Pierre Charron, De la sagesse, Fayard, 1986, cité par Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l'hybridation, p. 51. 10 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, p. 10. 11 : François Jullien, Altérités. De l'altérité personnelle à l'altérité culturelle, Editions Gallimard, p. 205. 12 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, p. 199. 13 : Clifford Geertz, « La description épaisse. Vers une théorie interprétative de la culture », Enquête, n° 6, 1998, p. 76. 14 : Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Lectures de Nietzsche, Le livre de poche, 2000 cité par E. Gardella, « Du jeu à la convention. Le self comme interprétation chez Goffman », Tracés, 4, 2003. 15 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, p. 178. 16 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, pp. 176-177. 17 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, p. 167. 18 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, p. 92. 19 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, p. 91. 20 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, p. 168. 21 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, pp. 102-103. 22 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, p. 50. 23 : Régis Debray, Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, Editions Gallimard, p. 121. 24 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, pp. 50-51. 25 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, p. 107. 26 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, p. 105. 27 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, p. 180. 28 : Paul Morand cité par Pascal Bruckner, Le vertige de Babel, Arléa, 2000, p. 21. 29 : Hartmut Rosa, Accélération, La Découverte, 2010. 30 : Antony Giddens, The Consequences of Modernity, Stanford University Press, 1990. 31 : Tim Cresswell, On the move : Mobility in the Modern Western World, Routledge, 2006. 32 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, p. 116. 33 : François Jullien, Si près, tout autre : De l'écart et de la rencontre, Grasset, 2018, p. 117. 34 : Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, p. 16. 35 : Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, p. 17. 36 : Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Folio, Réédition 1987, p.77. 37 : Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Folio, Réedition 1987, p. 77.

 

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