Futur du travail. 4 pistes à approfondir pour les générations futures !

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ACTUALITE DE LA PENSEE SOCIOLOGIQUE DE RENAUD SAINSAULIEU

Par Philippe Pierre – Sociologue Praticien – (www.philippepierre.com)

Le sociologue Renaud Sainsaulieu a été pour nous source puissante d’inspiration.

Dans ce texte, nous portons un regard sur l’évolution du sens du travail et le renouveau des formes d’engagement en mobilisant son héritage sociologique.

Nous pointons quatre chemins de progrès pour les univers du travail, des entreprises et des organisations. Nous regardons vers le futur.

1, Demain, tous un peu slasheurs ? Pas vraiment…

Renaud Sainsaulieu, dans un entretien au journal Le Monde en 1995[1], le réaffirme :« L’emploi doit être considéré comme le cadre de relations obligées qui amènent chacun à se différencier des autres. Maîtriser une activité professionnelle, c’est compter dans le regard de l’autre, qu’il soit collègue, chef ou subordonné, c’est pouvoir se faire écouter. Même si l’on est seulement « utilisé », on existe, on a une raison d’être. Et comme chaque jour est l’occasion d’en faire l’expérience, la personnalité y conquiert au fil du temps son épaisseur et sa cohérence. Lorsque le travail est vide de tout élément de reconnaissance, sur la chaîne par exemple, cette « expérience cumulative » ne peut pas se produire et l’on se vit comme sans valeur, sans personnalité. On ne peut alors se définir qu’en réaction à une sorte d’expérience plate, à travers la lutte contre l’aliénation et l’affirmation d’une identité collective ».

Comment ne pas voir en creux, dans ces propos, la condition de nombreux travailleurs des plateformes et les circonstances d’une aliénation quotidienne pour celles et ceux qui tentent d’articuler les bouts de leur existence avec des bouts d’emplois fragmentés ?

Avec un nouveau rapport technologique aux autres marqué par l’éphémère, de nouvelles manières de s’accaparer la subjectivité des acteurs fleurissent autour de l’individu consumériste, de l’émotion, du local, des identifications multiples, du passage d’un capitalisme obnubilé la production à un capitalisme centré sur la consommation, ce qui entraîne l’avènement d’une culture nouvelle, organisée autour de modèles culturels et normatifs à base de séduction[2].

La puissance de l’œuvre de Renaud Sainsaulieu éclaire cette coexistence paradoxale de l’Un et du Multiple dans la définition de notre identité quand monte en flèche, notamment aux États-Unis, des « pluri-travailleurs » qui semblent multiplier sphères d’expression de soi, construction de relations affinitaires et amicales comme registres d’activités[3].

Jacqueline Barus-Michel et Eugène Enriquez le soulignent aussi : « C’est parce que les normes ne sont plus quasi stationnaires » que « le monde devient en proie à des joueurs qui pensent changer leurs coups au dernier moment »[4]. L’individu de la modernité tardive appartient simultanément à plusieurs champs sociaux et « navigue » en permanence dans des temps et des lieux multiples[5].

Ces « pluri-travailleurs » fuient une forme d’ennui qu’incarne pour eux le travail dans un poste à temps plein en un seul lieu. Baptisés « slasheurs » en raison des barres obliques qui « coupent », « segmentent » et même plutôt s’additionnent sur leurs profils, ils assument pleinement ce trait incliné entre leurs identités multiples. Choix de temps comme suspendus qui ne sont pas oisiveté (congès parentaux, congès sabbatiques, pauses dans les études, caractère différé, par choix ou contrainte, de l’insertion professionnelle et/ou du départ du foyer parental, périodes de chômage…). Claude Dubar, aussi, avait pointé cette identité indépendante correspondant à des jeunes professionnels avides de formation, qui ne se définissent pas par rapport à leur entreprise, mais affirment un projet personnel. Voulant « manger le dessert en premier », les anticipations d’un futur tout programmé s’estompent.

Renaud Sainsaulieu avait pleinement souligné le fait que les entreprises doivent faire face aujourd’hui à une exigence de rentabilité immédiate et à une complexification croissante des situations de travail. Le caractère polymorphe du besoin de reconnaissance (culturel, ethnique, social, religieux aussi…) s’exprime avec une acuité plus aiguë dans des sociétés où les salariés n’entretiennent plus le même type de relation avec leurs employeurs et savent souvent que leurs trajectoires professionnelles, à défaut de possibilités d’emploi à vie, devront se réaliser au sein de plusieurs « boites ». Dès lors, la construction des identités au travail se fait moins par le truchement du collectif (que celui-ci s’exprime par la grève, l’appartenance syndicale ou l’engagement politique) que par l’âpre élaboration de stratégies individuelles tendant à garantir, pour le salarié, son employabilité future.

Et alors qu’il pouvait être légitime, en période de croissance, d’analyser les organisations comme des unités d’action générant leur propre logique, de façon quasi autonome, à partir des stratégies d’acteurs fondées sur des relations de pouvoir, il est plus difficile de le faire lorsque les environnements pertinents de l’action sont instables et incertains[6].

Si l’identité au travail dépend des conditions d’accès au pouvoir dans les interactions de travail, reconnaissons que les frontières de l’organisation ne cessent de se distendre.

L’acteur social est appelé à tisser et retisser des liens au sein d’une société écartelée par les forces divergentes du marché mondialisé. Il est moins le représentant d’un groupe et de la logique sociale inhérente à ce groupe que le produit complexe d’expériences socialisatrices multiples. Ceci invite à porter attention à la manière dont l’individu relie des aspects de soi à un espace social lui-même démultiplié. Nous utilisons souvent la métaphore de l’archipel[7] pour décrire ce temps contemporain qui excède un âge industriel qui se serait seulement « complexifié » en s’adjoignant un âge commercial (consommation à outrance) et un âge financier (la spéculation)[8].

La figure de l’archipel nous semble illustrative d’une partie des métamorphoses du monde. L’archipel sous-entend ce passage d’une perspective fixe et prévisible, d’un « espace euclidien à deux dimensions, avec ses centres, ses périphéries et ses frontières à un espace global multidimensionnel avec des sous-espaces sans frontière, généralement discontinus et s’interpénétrant »[9].

L’archipel renvoie pour nous, plus largement, au passage d’une société pyramidale vers une remise en cause des figures d’autorité du haut vers le bas (dans l’Armée, dans l’Ecole, dans l’Eglise, dans le champ du travail…) et, au final, la mise en interrogation de toute idée de centre unifié et perçu comme légitime par le plus grand nombre. C’est un peu le modèle du Père qui s’aplatît et les pairs qui peinent à trouver leur place.

La déconstruction de la figuration en peinture, de la tonalité en musique, de la chronologie dans l’art romanesque et théâtral sont autant de signes invitant à mieux comprendre cette remise en cause de tout ordonnancement séquentiel linéaire, de tout centre hiérarchique sous l’effet de l’écrasement apparent des structures d’ordre[10].

Avec cette perspective d’archipel, de flux, de déplacements… c’est aussi l’enjeu même de la critique sociale qui change en insistant davantage, comme l’a fait le sociologue John Urry, sur les inégalités d’accès (aux transports par les airs, la mer, le rail, les autoroutes, aux câbles de fibre optique pour le téléphone, la télévision et les ordinateurs…) que sur la dénonciation des inégalités liées aux jeux de la reproduction de positions anciennes propres à la lutte des classes.

Celui qui est « perdant » dans ce monde est celui qui est comme rivé au sol et qui pâtit, par exemple, d’un temps long d’interaction dans l’échange écrit, d’une incapacité de s’affranchir des contraintes de distance pour produire avec d’autres un savoir, d’une faible capacité de stockage de données « en nuage », « d’objets communicants » autour de lui….

Etendre la métaphore de l’archipel aux employés des entreprises dite « plateforme » telles que Uber serait abusif tant les choix professionnels de ceux qui y travaillent sont subis et les conditions précaires. Ils prendront le tout dernier métro du soir après avoir livré à vélo toute une journée. Pour eux, la fragmentation des liens et une économie de la « débrouille »[11], et non la figure de l’archipel[12]. Les mondes sociaux, qu’ils soient de l’entreprise ou de la société, renvoient donc largement à un « déterminisme social » que Renaud Sainsaulieu a toujours reconnu et à l’idée selon laquelle la position sociale d’un individu à l’âge adulte serait en large partie déterminée à sa naissance par l’origine socio-économique de ses parents.

2, Le développement social et la gestion des « personnes » plutôt que la gestion des ressources humaines

« Une société libérale de marché a besoin d’acteurs pour prendre les risques de la créativité et de la production, sans revenir aux modèles régressifs du paternalisme ou de la social-démocratie comme seul mode d’existence sociale, à côté de l’imperium de la technocratie des experts de haut niveau » (Renaud Sainsaulieu, Article L’identité en entreprise, p. 260).

Renaud Sainsaulieu entrevoit, depuis longtemps, « les failles d’un management fragmenté qui traiterait séparément l’organisation du travail, la performance économique, la gestion des hommes et la reconnaissance des identités au travail »[13]. Marc Uhalde, lui aussi, a su pointer que l’entreprise était un « système présentant des carences de régulation sociale patente »[14].

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[1] : Renaud Sainsaulieu, « Le travail est la plus importante machine à produire de l’identité sociale », Le Monde, 17 mai 1995.

[2] : Claudine Haroche et Eugène Enriquez, La face obscure des démocraties modernes, Erès, 2002.

[3] : À la Renaissance, on vénérait les « esprits universels ». On qualifiait de polymathes ces lettrés qui cumulaient les connaissances au carrefour des sciences et des arts, comme d’autres les livres dans une bibliothèque. « Combien de grands esprits étaient polymathes, comme Léonard de Vinci, Descartes, Copernic, Michel-Ange, artistes et scientifiques à la fois ? » lance Marielle Barbe, auteure de Profession Slasheur : cumuler les jobs est un métier d’avenir, Marabout, 2017. Aujourd’hui, dit-elle, on reproche souvent aux gens compétents de se « disperser », pourtant la plupart des humains ne sont pas faits d’un bloc.

[4] : Jacqueline Barus Michel et Eugène Enriquez, « Pouvoir », in Eugène Enriquez, André Lévy et Jacqueline Barus-Michel, Vocabulaire de psychosociologie, Erès, 1994, p. 471.

[5] : Eugène Enriquez, André Lévy et Jacqueline Barus-Michel, Vocabulaire de psychosociologie, Erès, 1994, p. 464.

[6] : Norbert Alter et Christian Dubonnet, Le manager et le sociologue. Correspondance à propos de l’évolution de France Télécom de 1978 à 1992, L’Harmattan, 1994, p. 229.

[7] : Philippe Pierre et Michel Sauquet, L’Archipel humain. Vivre la rencontre interculturelle, ECLM, 2022.

[8] : Eugène Enriquez, « Le travail, essence de l’homme ? Qu’est-ce que le travail ? », Nouvelle revue de psychosociologie, 2013/1 (n° 15), p. 253 à 272.

[9] : Michael Kearney, « The Local and the Global: The Anthropology of Globalization and Transnationalism », Annual Review of Anthropology, 24, 1995, p. 549.

[10] : Luc Ferry, L’invention de la vie de Bohème : 1830-1900, Cercle d’Art.

[11] : « La France du recours au statut d’auto-entrepreneur pour aider à finir les fins de mois, celle du hard discount, du Bon Coin, du quasi-troc, budget carburant en hausse, des vide-greniers, du recours massif au crédit à la consommation est également celle qui privilégie les routes secondaires, pratique les « cars Macron » ou Blablacar plutôt que le TGV » (Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux, Le Seuil, 2021, p. 228).

[12] : Avec son type de société bien particulier, marqué par la prédominance d’une économie touristique et immobilière, et, sur le plan sociologique, par la surreprésentation des catégories favorisées : retraités aisés, professions libérales, commerçants, petits patrons, et de plus en plus de cadres pratiquant le télétravail (Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux, Le Seuil, 2021, p. 374).

[13] : Cédric Dalmasso et Céline Mounier, « Renaud Sainsaulieu », Le mouvement démocratique aux frontières de l’entreprise, 2022, EMS, p. 14.

[14] : Marc Uhalde, Crise sociale et transformation des entreprises, L’Harmattan, 2016. Marc Uhalde a défendu une définition de l’intervention comme devant être « une médiation contributive critique ». Elle permet de mieux connaître les catégories qui nous font penser et agir. L’intervenant n’est plus un conseiller du prince à qui il explique le problème auquel il est confronté : il est un médiateur entre deux parties qui ne disposent pas des outils de la régulation conjointe.

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