Le management interculturel en 50 définitions :
(Tiré de l’ouvrage de Jean-François CHANLAT et Philippe PIERRE, Management interculturel. Evolution, tendances et critiques, EMS, 2018).
Qu’est-ce que le management interculturel ?
1. Le management interculturel est une tentative d’explication des différentes manières, en différents pays, en différents territoires ou espaces, dont l'homme, en entreprise et en organisation, est à la fois le produit du milieu social, de la culture environnante et l’acteur d'une progressive construction de soi et de son émancipation. Entre l’ordre déterminé des choses et la liberté de la conscience individuelle, le management interculturel éclaire un monde intermédiaire, un réseau tramé de références, un système de sens - et des sens - donnés et déposés par l’histoire. Un monde où la culture peut se définir comme l'élément appris du comporte¬ment humain, comme l’aspect humain du social, comme l’étude des chaînes de signification qui donnent sens aux situations de la vie quotidienne comme à celles de la vie au travail. Avec les apports du management interculturel, il s’agit de tordre le coup aux notions de « nature humaine », de « nature biologique universelle » ou de « nature psychologique éternelle » et la volonté d’étudier l’homme dans les contextes sociaux, matériels et symboliques dans lesquels il nait, grandit, est pris et se développe. Ainsi, pour les interculturalistes, la culture est pour l’homme ce que l’eau est pour les poissons, l’aspect tangible de notre environnement, ce que nous voyons et aussi l’aspect subjectif de cet environnement que nous voyons. Nous ne pouvons le dire avec certitude pour les poissons !
2. Le management interculturel est une approche anthropologique - pluridimensionnelle - des organisations et des êtres humains en situation qui s’intègre dans un mouvement contemporain plus large et dont l’objectif est de dépasser les oppositions classiques : individu-société, ordre-désordre, autonomie-dépendance, coopération-compétition, structure-histoire… dans le but d’une compréhension des interactions entre diverses cultures d’appartenance (locale, régionale, nationale…), cultures et sous-cultures professionnelles et d’entreprise (J. F. Chanlat, 1990). Le management interculturel a tout intérêt à réunir ce qui était jusque-là séparé, mettre en évidence des dimensions oubliées, réaffirmer le rôle du sujet, de l’expérience, de la symbolique dans les organisations, tout en les resituant sans cesse dans leurs cadres sociohistoriques. Tant que les humains useront de symboles et d’actes symboliques pour exprimer leurs désirs, la culture se donnera à voir comme expérience vécue à comprendre, comme part d’une disposition pulsionnelle à explorer, comme système de défenses préétablies et utilisables visant également à préserver la continuité de l’espèce, des sociétés et des individus.
3. Le management interculturel affirme l’enchâssement de la raison instrumentale dans des contextes culturels qui en diversifient sans cesse les manifestations. L’ordre social ne trouve pas son fondement dans l’esprit en soi – un concept théorique - mais largement à travers les représentations collectives et symboliques qui varient d’une société à l’autre. Le management interculturel ne considère pas l’essence de la technique comme une simple question de méthodes ou de processus décisionnels. Aucun acte de gestion n’étant dépourvu de sens, toute organisation de management est toujours culturellement ancrée. Le management interculturel est donc défense et affirmation d’un pluralisme axiologique qui considère que l’intérêt (économique, humain) ne peut être résumé aux seuls intérêts matérialistes.
4. Le management interculturel critique un rationalisme excessif issu d’Occident. Ce champ anthropologique invite traditionnellement à une critique de l’idée d’un modèle universel de gestion qui serait partout efficace et efficient. Il éclaire le domaine du management comme une forme caractéristique du monde occidental dotée de notions opératoires et de concepts formés à l’intérieur d’une civilisation, dans son type de savoirs et dans sa forme singulière de philosophie de l’action. Modernisation et occidentalisation ne sont pas synonymes l’une de l’autre. Pointer d’autres formes de modernisation que celles connues par l’Occident, d’autres formes de décolonisation connues à partir d’autres centres que le seul Occident, amène à déconstruire la croyance en l’existence généralisée de terres exotiques et immobiles qui ne seraient pas entrés suffisamment dans l’Histoire et dans lesquelles les individus vivraient – tous pareils – sous un régime du tout « collectif ». Le projet du management interculturel ne limite pas l’anthropologie sociale aux sociétés archaïques. Il en élargit la portée à toutes les aires civilisationnelles. Ce projet invite à être sans cesse en alerte pour savoir si nos concepts ont des équivalents non occidentaux et faire de la traduction un impératif épistémique.
5. Le management interculturel rappelle que les capitalismes aussi sont culturels. La puissance de la Chine, celle de l’Inde, du Brésil, de la Russie, de l’Afrique du Sud mais aussi de l’Indonésie, du Nigéria… invitent à questionner le caractère d’universalité des seules variables structurelles de l’économie, les liens entre valeurs et action managériale et à identifier des formes de relations humaines généralement tues ou ignorées parce que jugées à tort comme « archaïsantes » quand on commerce ou produit ensemble (le niveau de la famille, des réseaux de soutien, celui des affiliations ethno-tribales…). Le management interculturel est invitation à un comparatisme d’envergure qui vise non seulement à se méfier mais, plus encore, à remanier des cadres conceptuels quand ceux-ci sont pensés en un seul lieu pour conduire à une concurrence économique généralisée.
6. Le management interculturel éclaire le concept de « société-monde », devenu paradigme central des sciences sociales. Le management interculturel est né dans ce contexte des années soixante-dix où les sphères dirigeantes de grandes entreprises majoritairement anglo-saxonnes ont fait appel à des actions de conseil et à des travaux plus théorisés ayant pour but de connaître la culture des marchés, la conception culturelle du « besoin » à satisfaire, comme une stratégie préalable à toute implantation (F. Gauthey, I. Ratiu, I. Rodgers et D. Xardel, 1988 ; F. Gauthey et D. Xardel, 1990) ou à toute expatriation. C'est à la suite de travaux sur la présence des forces militaires occidentales hors de leurs sols, des recherches sur la fuite des cerveaux des pays dits alors « en voie de développement », qu'une préoccupation « interculturelle » nouvelle a rejoint la question de l’expatriation (P. Pierre, 1999 ; 2009) ou de la négociation internationale (J. C. Usunier, 2009) et que l'on s'est intéressé de plus près à une compréhension cognitive, émotionnelle et comportementale du partenaire et du milieu d’accueil étranger, à la capacité d’action face à des situations peu connues, ambivalentes et parfois incongrues à mesure que l’on communique à distance et dans des temporalités de plus en plus asynchrones…
7. Le management interculturel est une science des phénomènes culturels émergents dans les champs du travail. L’évolution des rapports de production depuis un demi-siècle a libéré un espace nouveau d’interprétation de phénomènes culturels liant réalités présentielles et distancielles : accroissement des mobilités géographiques, notamment Sud-Sud, influence croissante des diasporas, importance des télécommunications à distance au quotidien pour un nombre grandissant de personnes, travail dans plusieurs langues, carrières dans plusieurs entreprises elles-mêmes soumises à des fusions, acquisitions, joint-ventures... Le management interculturel est une matrice disciplinaire qui recouvre à la fois la gestion des équipes et des complémentarités lors des rapprochements d’entreprise en contexte mondialisé, la négociation de contrats à travers de prétendues barrières culturelles, les transferts internationaux des outils de gestion, la performance d’équipes multiculturelles de travail, les actions de formation comme l’expérience subjective d’intégration de futurs expatriés et de leurs familles en terres étrangères. Le management interculturel reconnaît des situations de travail où le message reçu ne correspond pas à ce que l’émetteur avait pour objectif de dire et explore le fait que de plus en plus d’individus expérimentent des moyens inventifs d’être ensemble sans être présents physiquement. Le management interculturel a aussi pour objet d’en faire un inventaire précis.
8. Le management interculturel ne se reconnaît pas dans un seul mode de connaissance systématique érigé en discipline. Le management interculturel répond-il aux critères scientifiques d’une discipline propre : un objet « propre », des théories spécifiques, une tradition méthodologique reconnue (les disciplines en sciences sociales ne prétendent plus posséder une méthodologie « spécifique»), des débouchés scolaires pour ceux qui s’y adonnent avec des moyens de diffusion de revues, de colloques ainsi que des postes universitaires identifiés et liées à cette science ?
9. Le management interculturel cherche un socle culturel commun de l’expérience quand peu semble converger. Il vise à modifier les « attentes de comportement » (M. De Nanteuil, 2016) à partir de la clarification des bases culturelles et éthiques de leurs actions. Plus précisément, cette discipline supposée s’intéresse à la capacité d’un système productif à établir des normes de travail légitimes, des modes de management, des complémentarités qui créent de la valeur pour plusieurs parties qui diffèrent (par delà les évidentes ou supposées différences d’âges, d’origines ethno-raciales, d’origines culturelles, de genres, de situations de handicap visibles ou invisibles, de nationalités....). En cela, le management interculturel s'attache autant à une diversité du personnel déjà là, endogène, qu’à celle produite par une internationalisation croissante des entreprises et une présence de personnels occidentaux en terre étrangère (aspect exogène). Il tente, par des actions organisationnelles et relationnelles, à les insérer dans l’exercice des fonctions de l’organisation, en vue d’améliorer sa performance économique et sociale (O. Meier, 2013).
10. Le management interculturel est un projet progressiste de société où l’entreprise peut devenir un lieu d’intégration des travailleurs. La visée interculturelle est partie prenante de « l'avènement d'un état humain jugé préférable » (C. Camilleri, 1989, p. 389). Face à l’émergence de nouveaux paradigmes relatifs à l’intelligence économique, au développement durable et à la RSE (Responsabilité Sociétale de l’Entreprise), avec le management interculturel, c’est la possibilité même de composer une société véritablement plurielle et équitable qui est en jeu, une société dont les sujets seraient eux-mêmes multiples, pouvant accéder à un spectre plus large de modalités d’engagements et de loyautés dans le monde. Il y a constamment présent, dans le projet interculturaliste, l’étude des relations d’interdépendance entre performances économiques et qualité du social.
11. Le management interculturel considère la discussion et la pratique de la controverse comme une perspective de justice. Comment donner crédit à ce qui ne nous ne ressemble pas tout à fait dans l’espace du travail et ainsi coopérer longtemps ? Voici une des questions centrales posées par le management interculturel En effet, la gouvernabilité des univers organisés, sous la poussée des différences culturelles, doit réussir à faire lien entre les différentes conceptions du juste qui sont incorporées dans les décisions. On ne peut exclure du management interculturel l’étude des dimensions de la justice sociale et du pouvoir de dénonciation des structures d’intelligibilité sous jacentes à la reconnaissance. On se doit de ne jamais se cantonner, en tant qu'interculturaliste, à une description quasi-topographique des différences culturelles entre pays sans réfléchir – en même temps – à la possibilité d’un socle commun de compréhension et d’action en organisation.
12. Le management interculturel est l’examen des écarts entre discours affichés et pratiques vécues des acteurs. Privilégiant la dimension explicative de la culture, s'impose à l'interculturaliste la question de mesurer et d'examiner avec sérieux les contradictions existantes entre les bases culturelles affichées de la rationalité, portées par les sphères dirigeantes de l'entreprise, et celle des éléments vécus, d'ordre culturel, propres aux divers contextes locaux dans lesquels l’organisation s’est développé (filiales, établissements, sites industriels, directions fonctionnelles, partenaires sociaux, équipes diversifiées du point des âges, des origines, des métiers, des trajectoires professionnelles et de vie...). L’entreprise fait face à de constants décalages entre ce qui est prescrit par un bureau des méthodes au siège et ce que font concrètement les personnels sur le terrain quand ils mobilisent des éléments de leurs cultures, défendent ou assument leurs croyances. En définissant ces écarts entre « discours prescrit » et « dimensions vécues », le management interculturel constitue un mode d’interrogation particulier des puissances établies, de leurs manières de se légitimer et de leurs discours définitifs.
13. Le management interculturel est une lecture du monde du travail qui invite à l’humilité. En insistant sur l’écart, l’erreur, sur le caractère partial de nos jugements… mais aussi sur le revers de l'activité économique internationale (terrains de pressions, violence, corruption, manipulations… trop rarement abordés dans la littérature managériale), le chercheur en interculturel souligne des résistances culturelles constantes à l’œuvre dans la gestion des équipes de travail. Ayant peu de prétention à l’affirmation, le management interculturel ne prend pas le pouvoir. Il ne dit pas comment faire. Il rappelle que son propre comportement peut faire problème. Il ne donne pas de recettes. Il ne prépare pas à agir avec des Japonais ou des Espagnols. Il éveille, questionne. Le management interculturel prépare à l’imprévu des rencontres. Il est « étonnement volontaire ». Découvrir s’il est d’autres modes possibles de cohérence, ce que F. Jullien (2008) nomme d’autres intelligibilités, permet de revenir sur les partis pris à partir desquels s’est développée notre propre pensée. Le management interculturel s’appuie sur de constants efforts de traduction d’un énoncé pertinent dans un certain univers de sens pour un autre univers de sens (J. Gilbert, 2015).
14. Le management interculturel est une lecture du monde du travail qui insiste sur les faits dissonants et les actes de revendication. Il participe de l’étude des processus par lesquels des individus mettent en avant ou parviennent à dissimuler leurs appartenances culturelles, sociales ou ethniques étant entendu qu’ils doivent participer à des actions communes, respecter les mêmes règles et a priori se comprendre pour assurer la pérennité d’un système social. Comment joue t’on à être « étranger » pour conquérir du pouvoir en organisation ? La recherche en management interculturel, jusqu’à présent, a fait assez peu de place au caractère pluriel des appartenances des individus, aux jeux, aux dissonances et aux tiraillements identitaires, préférant se focaliser sur la révélation de différences comportementales culturelles issues de processus de socialisation nationaux. Si le management interculturel peut être utile à quelque chose, c’est en ce qu’il pointe, explore, reconnaît les processus humains de « pluri-appartenance », tous les moments où l’on peut « être ici et là, être ceci et cela, habiter des deux côtés de la frontière, emprunter une troisième voie entre homogène et différenciation » (A. Nouss, 2005, p. 10). Le management interculturel s’offre à ceux qui croient que nos temps présents devraient fournir à chacun « le privilège d’appartenir à plusieurs mondes en une seule vie » (S. Gruzinsky, 1999, p. 316).
15. Le management interculturel est une approche compréhensive, systémique et interactionniste des situations de travail. Nos recherches, nos activités d’enseignement mais aussi nos actions de conseil aux organisations visent non pas à comparer différentes cultures mais à cerner la manière dont une relation et un cadre signifiants sont progressivement définis par les acteurs comme conventions et évoluent tout au long d’une rencontre, malgré les différences culturelles perçues. L’utilisation de la notion d’ethnicité participe de cette approche interactionniste et de « cette démarche de problématisation des appartenances » (M. A. Hily, 2001) qui est propre au management interculturel. La diversification des mouvements de personne à l’échelle mondiale favorise l’émergence de l’appartenance ethnique comme catégorie pertinente de l’action sociale et la tendance réelle à en faire dériver des loyautés et des droits collectifs concurrençant la Nation ou la conscience de classe. Loin de conduire à l’assimilation, loin de se comporter en vague uniforme, la mondialisation a pour effet d’accroître la conscience et la signification de l’ethnicité. Le management interculturel prend acte de ces effets constants de ressac.
16. Dans une production différentielle des cultures, le management interculturel fait une large place à l’étude de l’imprévisibilité des conduites. Nous défendons, dans ce livre, une conception du management interculturel opposée à l’obsession classificatoire, du rangement mais favorable à celle du dérangement (F. Jullien, 2012), insistant sur le constat que les acteurs en entreprise et en organisation peuvent puiser dans différents registres d’appartenance. En ce cas, le présent aurait d’autant plus de poids dans l’explication des comportements, des pratiques ou des conduites, que les acteurs sont pluriels, qu’ils sont le produit de socialisations dans des contextes sociaux devenus multiples et hétérogènes. Ainsi, au terme de différence culturelle, nous préférons, comme F. Jullien, celui d’écart. L’écart relève d’une logique du surgissement, de l’émergence, de l’immanence. Or force est de reconnaître que la plupart des recherches en management interculturel privilégient encore une approche nomothétique selon laquelle les différences constatées sont une question de degré ou d'intensité par rapport à quelques lois de portée générale. « Il ne s’agit donc pas de considérer l’interculturel comme un concept clos (présentant des éléments stables) mais de l’utiliser comme une esquisse dont les contours ne sont pas fixés » (M. A. Hily, 2001).
17. Le management interculturel questionne, au travers de la notion d’interculturalisme, les ressources acquises par chacun à pouvoir s’émanciper. Le management interculturel devrait davantage participer, à notre sens, d’une perspective critique en management de l’émancipation du sujet. Il devrait conduire à une réflexion sur l’élucidation des registres de justification donnés par chacun quand il travaille et au dévoilement de la soumission culturelle librement consentie chez beaucoup à des systèmes de pouvoir capables de s’instituer en discours, pratiques et objets légitimes. Parce que le management interculturel s’est longtemps destiné à produire un ensemble de dispositifs normatifs visant à assurer l’efficacité d’une action collective, il devrait être davantage soucieux qu’il ne l’est aujourd’hui d’une éthique de la reconnaissance dans les entreprises et organisations que nous pointons, au fil de ces pages, au travers de la notion d’interculturalisme.
18. Le management interculturel est une manière originale de penser la lutte pour la reconnaissance. Cette lutte, qui apparaît comme un puissant paradigme en sciences sociales aujourd’hui (A. Honneth, 2000 ; C. Dejours, 2004), s’exprime par une contestation radicale du modèle universaliste prônant l’indifférence aux différences et recouvre l’étude de nouvelles formes de religiosité, de liens communautaires, de réalités diasporiques, de recomposition des structures familiales, et l'émergence de nouveaux modèles d’organisation du travail. La culture est aussi ce qui permet de sortir de l’expérience de soi, d’échapper à la conscience malheureuse de n’être que soi-même, d’être toujours avec soi « comme en un mouvement circulaire qui semble immobile » (F. Flahault, 2004, p. 47). Elle se donne à voir comme une somme d’écarts, capacité à s’étonner d’un décalage à soi-même.
19. Le management interculturel explore la condition de sujets-travailleurs habitant la frange d’une réalité « entre deux ». Le management interculturel est conduit à de plus en plus étudier les personnes entre deux cultures nationales, quotidiennement entre deux villes, entre deux traditions familiales, entre deux systèmes rôles professionnels selon les lieux et les interlocuteurs… Il invite à un renouveau critique de la notion d’identité culturelle et à porter attention à ces univers subjectifs, « intraculturels » en quelque sorte, constitués d’équivocité (à la présence de schémas interprétatifs multiples pour une même situation et valables), de tiraillements, de dissonances et dans lequel les acteurs octroient du sens aux situations selon des systèmes de références potentiellement antagonistes et contradictoires. Le management interculturel se demande quel est le « vécu » empirique des sociétés pluralistes dans lequel l’on pourrait être situé mais étonnamment aussi, participer de plusieurs mondes ? Il est appel à sortir du binarisme (Orient et Occident, holisme et individualisme…) pour accéder à une perspective plurielle d’un travail socio-anthropologique historique et comparatif.
20. Le management interculturel contribue à faire passer la notion de culture d'une conception objectiviste (admettant la culture comme chose en soi et héritée) à une conception de plus en plus subjectiviste (la culture en tant que vécue et produite par les individus). La réflexion interculturelle en entreprise et organisation doit être pleinement liée au long développement de l’individualisme contemporain (à ce processus à l’œuvre d’individualisation magistralement illustré dans l’étude de l’adaptation des immigrants polonais dans les villes américaines, en 1918, par W. I. Thomas et F. Znaniecki), à la relativisation d’identités liées autrefois d’office à un statut et à une pluralité de communautés vécues d’appartenance qui confèrent aujourd’hui des droits (économiques, sociaux et aussi culturels) et sous-entendent des devoirs et des conflits de loyauté dans un contexte qui serait davantage « mondialisé ».
21. Le management interculturel dévoile ce lien constant tissé entre cultures, psychismes et jeu des identités. Le monde entre la conscience individuelle et l’ordre des choses est constitué d’abord par le corps et le langage. Le sens n’est pas dans les consciences. Son existence naît de l’interaction entre ces consciences qui ne sont pas réceptacles passifs des sensations. Toute recherche interculturelle peut ainsi se lire comme une étude du lien entre psychisme et culture. Deux dimensions qui se fécondent mutuellement et nourrissent le jeu des identités. Tout comme l'universel, ce jeu identitaire ne cesse de fuir quand on veut s'en approcher. Il se révèle un instituant insaisissable de nature imaginaire. Le management interculturel rappelle constamment qu’exister symboliquement, c’est différer. Dans la perspective pointée par R. Sainsaulieu, on ne peut donc réduire le rapport au travail à un simple lien instrumental, simple réceptacle des rapports sociaux, et isoler l'acteur du système dans lequel il opère puisque les projets individuels et les tentatives de manipulation de son identité, apparaissent liés, de manière indissociable, aux projets des institutions dans lesquels les individus sont appelés à se réaliser.
22. Le management interculturel est un appel à passer des comparaisons culturelles termes à termes (de pays à pays principalement comme dans les premiers travaux de G. Hofstede) à une anthropologie des logiques d’action davantage centrée sur les compétences de femmes et d’hommes pluriels (B. Lahire, 1998 et 2004). Dès lors, rappelle M . A. Hily (2001), « une approche sociologique des contacts culturels aurait pour objet la production des compétences des groupes à se repérer dans des répertoires de signes et à penser selon différents registres que les acteurs élaborent dans un type spécial de contexte défini comme « interculturel ». La problématique se déplacerait donc de l’étude des processus acculturatifs matériels ou formels, que subiraient des modèles normatifs, à l’étude des acteurs culturels selon qu’ils opèrent dans telles ou telles situations, selon quels enjeux et à quelles fins ».
23. Le management interculturel reconnaît que cultures, psychismes et jeu des identités forment un trio incongru. Paraphrasant R. Brubaker (2001), on soulignera l’étrangeté de la notion de culture qui signifierait trop lorsqu'elle est entendue et trop peu lorsqu'à l'inverse elle est comprise dans un sens faible, ou même rien du tout du fait de son ambiguïté. Mais on pourrait aussi, à l’inverse, certainement dénoncer le « cliché constructiviste » d’une identité forcément changeante, profondément soumise aux situations et interlocuteurs rencontrés. Et R. Brubaker (2001) de souligner le caractère étrange du concept d’identité (fréquemment opposé à l'« intérêt» froid et instrumental) qui recouvre à la fois « quelque chose de supposément profond, fondamental, constant ou fondateur » et aussi « la nature instable, multiple, fluctuante et fragmentée du « moi » contemporain ».
24. Le management interculturel est un domaine de recherche et d’interprétation des conduites toujours en retard ! Faire de la recherche en management interculturel, c’est découper dans le maquis des conduites humaines un arrière-plan qui fournit une signification à un contenu, une disposition choisie, voulue à arrêter l’interprétation (J. Bouveresse, 1991, p. 37 cité par G. Lenclud, 2013, p. 102) et à considérer que l’on a compris quelque chose et bien à stopper un cheminement explicatif. Cultures, psychismes et jeux des identités auront toujours cela de commun que nous nous contenterons toujours d’une représentation forcément approximative, en « gros », de la complexité de la réalité sociale et du fonctionnement humain (V. Descombes, 2013, p. 59). « En gros » et en retard ! La notion de culture vient toujours après la vie. Elle participe d’une mise en parenthèse de la manifestation organique, de l’évènement, de ce qui se métamorphose. La culture est « reflet lexical d’une conceptualisation d’idéaux » selon la belle formule de P. Chanson (2011, p. 166). « L’homogène ne peut venir qu’après et reste de toute façon un concept fictionnel » ajoute l’anthropologue (2011, p. 166) qui rappelle avec A. Nouss (2001, p. 552) que la pensée métisse (celle qui intéresse aussi F. Dervin) « n’est pas une pensée de l’être, mais du peut-être, ce qui n’est pas rien ! ».
25. Le management interculturel est invitation à étudier « quelque- chose qui se passe » et non « quelque-chose qui est » (S. Stryker, 1980, p. 128). Si la structure sociale se perpétue, c’est en se transformant. Davantage qu’aux lignes d’actions et valeurs constatées effectivement une fois l’interaction achevée, le management interculturel doit s’intéresser, selon nous, aux passages rapides et fréquents d’une logique d’action à une autre sans que l’on puisse concevoir une organisation comme un système de représentations et d’idées partagées mais plutôt comme « un point d’intersection et de synchronisation où les micro-motivations des acteurs sont transformées en macro-comportement organisationnel » (F. Allard-Poesi, 2003, p. 99).
26. Le management interculturel est un appel à considérer la culture non comme une simple juxtaposition de traits culturels mais davantage une manière de les combiner tous. Une culture n’est pas une essence profonde aux « contours nets » mais davantage un ensemble de normes interprétatives de références, de repères de signification possibles et activées selon les contextes. Ainsi, le management interculturel s’intéresse autant à la dimension normative et cognitive de la culture (qu’est-ce que les femmes et les hommes d’un ensemble culturel reconnaissent comme leur « monde » et comme « différent » ?) qu’à sa dimension expressive (comment ces femmes et ces hommes défendent-ils, argumentent ou mettent en scène les hiérarchies de valeurs qu’ils fondent ?). Les individus ne sont pas les simples produits de leurs cultures d’appartenance mais façonnent aussi les cultures dont ils sont issus. En cela, les conditions de l’action ne sont pas des déterminations et J. Zask (2015) a raison de souligner qu’une culture n’est pas une règle mais une affaire d’usage et qu’« un usage ne s’accompagne pas d’un mode d’emploi fixe et défini ».
27. Le management interculturel enrichit la distinction entre culturel affiché et culturel pratiqué par la notion de culturel vécu. Le culturel est « derrière toutes les conduites justifiées » (S. Chevrier, 2012, p. 77). Dès que les acteurs expliquent les raisons de leurs actions, ils en appellent à des principes généraux, détachés du particulier et invitent à un basculement du particulier au général. Le management interculturel admet que « la culture est à la croisée de deux déterminations : la logique relationnelle et la logique d'appartenance qui opèrent l'une sur l'idée de réseau, l'autre sur celle de structure et de code ». On ne voit des propriétés culturelles que quand elles se manifestent. Le management interculturel tient d’une problématique « des modalités de déclenchement des schèmes d’action incorporés (produits au cours de l’ensemble des expériences passées) par les éléments ou par la configuration de la situation présente, c’est à dire la question des manières dont une partie - et une partie seulement - des expériences passées incorporées est mobilisée, convoquée, réveillée par la situation présente » B. Lahire (1998, p. 60).
28. Le management interculturel a intérêt à mobiliser la notion de catastrophe. Considérant qu'il n’y a pas de culture première, singulière servant d’identité référente, dont les diverses cultures rencontrées de par le monde, au pluriel, ne seraient que des variations, le management interculturel privilégie la plausibilité à l’exactitude. Points de départ à des généralisations prudentes, les cultures nationales peuvent ici être assimilées à des « générateurs d’aperçus » des environnements d’affaires plutôt qu’à des « cartes topographiques exactes, définitives et détaillées du terrain interculturel » (M. Caldas, 2009, p. 57). Dans ces contextes d'environnement d'affaires interculturels, on appellera « catastrophe » ce qui permet au système de subsister quand il devrait normalement cesser d’exister. La « catastrophe » est donc une manœuvre de survie d’un système mis en demeure de quitter sa caractéristique normale » (R. Thom, 1977, p. 86, cité par N. Delange, 2003). Bien différente de la notion de risque associée à une menace ou un danger, incorporer la notion de catastrophe à toute recherche interculturelle, revient à envisager la culture comme la « trace » d'un événement qui vient s'inscrire dans un individu. En cela, une culture n’est pas un acte de jugement d’une personne ni même une représentation, mais un processus qui se déploie à partir de traces laissées chez un individu à la suite des rencontres vécues et de son expérience de l’altérité (N. Delange, 2003, p. 55).
29. Le management interculturel ne saisit qu’une partie du réel seulement. N. Pépin (2007, p. 73) souligne que « l’image qu’à de lui-même un être humain est une abstraction, en ce qu’il n’est pas possible que cette image reflète la totalité de la vie vécue. La question est donc de savoir comment et jusqu’où un individu met au jour son intérieur et la découverte de son passé au travers de procédures de représentation de soi ». Le sujet pratique dans les recherches interculturelles est bien un sujet biographique qui ne peut se déprendre de sa constitution historique et des valeurs qui lui permettent de se décrire, de s’imaginer, de s’éprouver...
30. Le management interculturel étudie attentivement les récits de vie. Il s’intéresse de plus en plus à ces personnages (culturels) que l’on met en jeu dans un récit et qui nous permettent de figurer des aspects de notre vie psychique pour mieux résister sur le terrain du jeu social et de ses souffrances sourdes. Dans une perspective compréhensive et clinique (C. Dubar, 2004), les deux questions importantes sont alors celle du sens et de l’histoire : non pas seulement comment il se définit (« représentation ») mais qu’est-ce qu’il dit de son rapport au monde et à son histoire en disant cela (« représentance »). Dans quel réseau de signifiance tel ou tel élément d’une compétence interculturelle s’inscrit-il et comment prend-il vie dans l’histoire du sujet ?
31. Le management interculturel analyse les stratégies identitaires des acteurs en contexte et interroge l’inertie des structures de la personnalité. Chez un même sujet qui travaille, des croyances contradictoires peuvent ainsi coexister pacifiquement pendant longtemps, si elles appartiennent à des secteurs de la vie différents. Et nos sociétés hautement différenciées augmentent la probabilité d’expériences socialisatrices contradictoires liées aux migrations, aux mobilités résidentielles, professionnelles, inter ou intra générationnelles… et de cadres socialisateurs dissemblables (école, famille, réseaux de sociabilité, groupes professionnels, politiques, religieux…) que le management interculturel vise à étudier. J. Gilbert (2015) parle de « réactions inventives des acteurs face à cette nécessité d’articuler manières de faire et rôles différents ». Le management interculturel interroge la possibilité d’endosser une ou plusieurs identités de circonstance quand des éléments de signification s’intègrent en systèmes récurrents qui répondent, dans un autre ordre de la réalité, à des lois générales mais cachées. La dimension de l’ethnicité est ici centrale. L’ethnicité renvoie au travail de valorisation de traits d’ordre symbolique qui sont mobilisés par les acteurs sur fond de pratiques de vie et de représentations communes, elles-mêmes en lien avec une socialisation transmise au sein d’un groupe social ou national. Un des aspects importants du management interculturel est donc de s’attacher à la manière dont les acteurs pourront faire évoluer attitudes et comportements et qui dépend de leurs capacités à rejeter ou « à faire comme si », c’est à dire de comment ils négocient le mépris ou le dégoût que leur provoquent tels ou tels aspects d’eux-mêmes devant un milieu d’accueil pluraliste et potentiellement antagoniste. En cela, les motifs invoqués par une personne peuvent être en apparence conformes à ceux que l’on attend sur un territoire donné et destinés en principe à convaincre un auditoire. Mais les « raisons » d’agir sont toujours « re-spécifiées » par le cours des interactions dans lesquels elles sont plus ou moins péniblement énoncées et renvoient à la capacité chez chacun d’opérer des glissements entre en un nombre d’options possibles (L. Boltanski et L. Thévenot, 1991, p. 30).
32. Le management interculturel étudie la manière dont les femmes et les hommes bricolent avec des bouts et traits de culture dans un monde qu’ils comprennent mal et où la réversibilité (partielle) des rôles est possible. Ces figures, autrefois marginales, se placent aujourd’hui au centre des préoccupations des interculturalistes qui soulignent la menace permanente de l’effondrement des grands systèmes de sens et de la supposée centralité du « moi ». L’engagement de soi dans son travail se diversifie en compétences communicationnelles tandis que se délitent les ancrages existentiels durables (emploi à vie, garanties statutaires, stabilité des cercles familiaux et amicaux…). Une même valeur peut orienter différemment l’action selon les personnes. Un individu peut avoir d’un objet donné une représentation semblable à un autre individu mais l’amenant à moduler ses discours selon les scènes où il les énonce (C. Flament, 1989 et 1994).
33. Le management interculturel rappelle que la culture est un pli fait de plis. « Jamais nous ne nous posons de questions premières, comme nous le croyons peut-être encore naïvement, mais toujours pliées dans du culturel » (F. Jullien, 2008, p. 226). La culture est bien à travers quoi un sujet existe. Elle est la dimension de déploiement du sujet en même temps que son horizon à dépasser. Et l’on peut écrire que l’on vise à dresser, dans cet ouvrage, le tableau des raisons qui ont fait que les actions qui auraient du avoir lieu (en raison d’un « modèle ») n’ont pas eu lieu en vertu d’un « récit » (C. Lemieux, 2009, p. 74).
34. Le management interculturel met en lumière différentes échelles d’observation où l’évidence de l’explication culturelle n’est pas (toujours) une évidence. A chaque niveau d’observation peut correspondre un niveau particulier de structuration du social et d’invariant que l’on ne retrouve pas à une autre échelle d’analyse. A. Appadurai (2009) propose de « penser la configuration des formes culturelles comme fondamentalement fractales, c’est-à-dire comme dépourvues de frontières, de structures ou de régularités euclidiennes». Les cultures offrent cette sorte de régression quasiment infinie puisqu'in fine, toute culture s'actualise dans ses acteurs : d'où de possibles effets de transversalité, de transitivité, de combinatoire culturelle.
35. Le management interculturel invite à penser, tout à la fois, dans une perspective d’existence biologique, psychologique et social. Il reconnait l’importance de la notion « d’homme total » chère à M. Mauss puis à G. Devereux. Le « champ » culturel devient à la fois le monde à quoi nous nous référons dans une circonstance de notre vie (qui renvoie au mal que se donnent les gens à critiquer ou justifier, en dernière instance, des forces à l’œuvre) et ce dans quoi nous vivons depuis notre naissance (qui renvoie à des modèles de comportements sans cesse reproduits comme ceux de l’inconscient de la psychanalyse ou du caractère non conscient des structures linguistiques). Le champ culturel, comme authentique compétence psycho-sociale toujours dépendante des critères de jugements dominants d’une société, vise alors à limiter le risque à se voir défini comme différent ou à entretenir un rapport distancié à cette « différence » pour restaurer une image de soi blessée. En cela, la recherche interculturelle a à voir, pour nous, avec la théorie des jeux qui envisage une décision qui concerne plusieurs personnes en interaction les uns avec les autres et qui sont obligées de supputer les comportements d’autrui pour agir. Entre possibilité de compréhension du chercheur et rationalité de l’acteur, les recherches interculturelles questionnent en quoi l’individu adopte un comportement, des attitudes et a des raisons de le faire et aussi des manières potentiellement antagonistes de les justifier. Ce qu’explorent ces recherches interculturelles, c’est que certaines croyances ont pour causes des raisons que les autres individus d’autres pays ou contextes ne jugent pas comme valides ou légitimes. L’enjeu scientifique devient ici celui de « comparer des façons de composer en personne » (L. Thévenot, 2009, p. 53), de saisir et comprendre des engagements d’inégales portée publique et profondeur temporelle et qui illustrent des efforts faits par les individus sur des basculements de régimes (sans faire toutefois du sujet un sujet absolument autre une fois qu’il entre dans un monde différent).
36. Le management interculturel propose une conception du sujet qui peut s’apparenter en une étude des croyances collectives que l’on peut envisager comme systèmes d’arguments qu’un individu conserve tant qu’il n’y voit de concurrent sérieux. Dans ce jeu, les dimensions affectives et émotionnelles, les origines de nos désirs et des dynamiques psychologiques que nous mettons en œuvre pour les dominer, sont souvent oubliées et rares sont encore les auteurs en management interculturel qui proposent une perspective anthropologique d’un acteur pulsionnel (E. Enriquez, 1992 et 1997) et pourtant socialisé.
37. Le management interculturel relativise la notion d’organisation aux contours nets. Avec le management interculturel, il y a l’idée que dans un contexte d’internationalisation croissante et de diffusion des nouvelles technologies de l'information, il n’y aurait pas « un » espace social pour l’entreprise, mais peut-être autant d’espaces que de perceptions que les différents individus ou groupes en ont, ce qui amène non seulement, comme l’écrit E. Friedberg (1997), à « la complexification » mais également à « la relativisation radicale » de la notion même d’organisation. L’enchevêtrement d’espaces qui en résulte, niant toute possibilité de délimitation claire de frontières formelles pour l’organisation, ferait que la réalité et la vérité sont toujours relatives à un contexte, à un groupe social ou à un système de pouvoir.
38. Le management interculturel prône de nouveaux critères moraux de rapports à l'Autre. Les chercheurs interculturalistes mesurent dorénavant la « diversification des horizons herméneutiques et expérientiels des individus » (A. Semprini, 1997, p. 123). Comme l’écrit ce dernier, « c’est l’éventail des interprétations qui s’élargit. La vérité devient moins une affaire de transmission qu’une question de conviction. Le développement du paradigme communicationnel est un des moteurs de cette dynamique. Il est à la sémiosphère de l’espace multiculturel, ce que la connaissance et l’éducation était à l’espace politique de la modernité ». Dans de tels espaces interculturels, non seulement le risque d'engendrer des individus dépourvus d’une capacité de communiquer avec l’autre est important, mais la fatigue des acteurs, pour reprendre l’expression de N. Alter (1993), s’amplifie quand l’autorité devenue moins fonctionnelle ou statutaire est liée à l’obligation incessante de sans cesse convaincre ou mobiliser.
39. Le management interculturel ouvre à une pratique sociologique « immergée » des phénomènes émergents. Le management interculturel invite à l’ébauche d’une pratique d’intervention sociologique à mi chemin entre sociologie d’expertise et sociologie d’élucidation. L’accès au terrain, la capacité de dévoilement, qualité première des chercheurs en sciences sociales, est de plus en plus difficile et cela nécessite une «co-présence» entre observateur et observés, comme un «travail d’infiltration». Des personnes qui vivent, par exemple, une intense mobilité géographique, et en cela sont difficilement observables dans la totalité physique d’un atelier ou d’un seul bureau. Ils évoluent de plus en plus sur des scènes professionnelles plurielles, ne sont pas sédentaires et aisément offerts au regard du chercheur. Les phases de perception, de recueil des données sont de plus en plus difficiles d’accès pour le chercheur académique, car la capacité de beaucoup d’acteurs à faire appel à une théâtralisation de leurs comportements, va, à notre sens, croissante. La pratique de recherche du management interculturel invite à aiguiser une conscience critique qui invite à aller voir ce qui se passe en « coulisses », à relativiser la doxa et à pratiquer ou pas la règle du « tout dire » pour éclairer les non-dits de ceux qui dirigent ou animent des équipes.
40. Le management interculturel explore les espaces réflexifs de fidélité à une parole donnée. Avant de voyager ou au retour d’un voyage, les recherches interculturelles font état de ces espaces où l’on ne tourne jamais tout à fait « la page de sa vie » (N. Alter, 2012, p. 222). En ces temps de résilience ou de recentrage, on veut agir de manière cohérente par rapport à des valeurs et à une authenticité que l’on croit compromise par tant de passages d’un lieu physique à un autre, par tant de communications avec des partenaires de travail étranges, étrangers.
41. Le management interculturel lutte contre les discriminations et éclaire de nouvelles formes de critique sociale. L’enjeu même de la critique sociale change en insistant davantage sur les inégalités d’accès (aux transports par les airs, la mer, le rail, les autoroutes, aux câbles de fibre optique pour le téléphone, la télévision et les ordinateurs…) que sur la dénonciation des inégalités liées aux jeux de la reproduction de positions anciennes (J. Urry, 2005). Se faisant, le management interculturel est une pratique qui se refuse à la manie du classement. Le management interculturel ne cherche pas à rabattre le caractère ondoyant des constructions identitaires et culturelles sur un référentiel unique comme risquent de le faire des politiques mal pensées de gestion de la diversité et à soustraire la formation des préjugés de sa dimension « sociale » au profit unique de la dimension « raciale » ou encore à rejeter dans un « informel indifférencié » (C. Coquery-Vidrovitch, 2010, p. 322) les différences entre Hommes, Femmes ou en questionnement sur leur identité sexuelle, personnes valides ou handicapées, blanches, noires ou métis… Ce sont les discriminations qu'il faut chercher à reconnaître pour les combattre et non les identités de catégories trop vite définies dans un tableau de bord. La lutte contre les discriminations protège le minoritaire face à la tentation mimétique du majoritaire et sa tendance à un entre-soi qui étouffe.
42. Le management interculturel étudie les histoires de vie qui font blocage à une acquisition de compétences. Le management interculturel, par sa dimension anthropologique et historique, est une invitation à lire les inégalités ethno-socio-culturelles subies. Il s’agit bien de « de prendre en compte les déficits de compétences ou les inadaptations de ceux qui sont exclus de l’accès aux normes et codes dominants pour proposer des mécanismes de compensation ou de réparation » (S. Amoranitis, D. Crutzen, J. Godfroid, A. Manço, C. Partoune et D. Sensi, 2010). Il vise donc à comprendre les mécanismes qui occultent les rapports de domination qui se sont érigés, par exemple, lors de la colonisation et qui font que les individus et groupes entre eux érigent des frontières qui sont autant de structures fondatrices inconscientes d’un fait colonial (S. Bouamama et P. Tevanian, 2006) et de mécanismes culturels et sociaux de distinction. Le management interculturel devrait s'appuyer sur une « surveillance » active des processus discriminatoires et de leurs effets mais cette surveillance est le plus souvent contrecarrée par le renouvellement fréquent des équipes (gestion par projet, incitation à la mobilité fonctionnelle ou géographique, nouvelles restructurations).
43. Le management interculturel valorise une approche multidimensionnelle de l’individu en construction. Nombreux sont les chercheurs interculturalistes qui plaident pour une logique intersectionnelle de la diversité, c’est-à-dire la nécessité de prendre en compte la situation des personnes qui combinent plusieurs caractéristiques. Cette approche vise à mieux comprendre les phénomènes de domination, de hiérarchisation et d’exclusion que l’on peut observer sur le marché de l’emploi et la manière dont se combinent ces différentes caractéristiques pour renforcer ou, au contraire, atténuer des situations d’inégalités. Il s’agit de comprendre – sans que ces données soient réservées au responsable diversité et gestion des ressources humaines - comment les différentes caractéristiques interagissent et s’influencent mutuellement et d’identifier les processus organisationnels à travers lesquels sont construits les privilèges et positions des individus dans un groupe et/ou une entreprise. Ces travaux qui s’inspirent des « critical management studies » soulignent les risques d’enfermement des groupes-cibles de la diversité dans des catégories rigides qui sont avant tout le reflet de constructions sociales et font l’impasse sur les questions d’appartenance et d’identité. Les politiques de gestion de la diversité entrainent souvent un excès de fixation sur les différences perçues et ce qui n’est pas commun. Ces politiques ont tendance à figer l’infinie pluralité des êtres dans un tableau réducteur car général, et réduisent, au final, le sens qui opacifie les processus qui font naître les souffre-douleurs, les personnes ignorées ou les proies. La notion de diversité peut faire courir le risque de « relance identitaire » et de différenciation à l’infini des profils supposés des victimes.
44. Le management interculturel dévoile des construits idéologiques. Une intervention « interculturelle » a fonction de dévoilement d’un appareillage idéologique peu visible qui norme les discours et structure les règles de progression en entreprise comme au dehors. Trop peu de recherches en management interculturel pointent cette capacité à perpétuer des rapports de domination en les faisant méconnaître comme tels par ceux qui les subissent. Le débat entre « politiques de diversité » et « management interculturel » renvoie donc pour nous aussi à celui de l’idéalisme du rôle émancipateur des « pratiques de management » dans nos sociétés. Il tient à la concurrence exercée entre l’Etat et d’autres parties prenantes pour garantir la justice (chartes et labels propres à la diversité). Certaines politiques de gestion de la diversité cherchent à faire naître un droit en dehors du droit qui amène l’Etat à se comporter comme une entreprise. Parler d'entreprise quand on désigne un service de santé public ou un collège est discutable. L’apport du management interculturel, et de sa tradition intellectuelle de « dévoilement », est bien d’explorer certaines des dimensions idéologiques des politiques dites de « gestion de la diversité ». Pour nous, la différence entre « politiques de la diversité » et management interculturel tient à celle entre compréhension des processus et obsession du chiffrage, socle commun de références partageables et singularités qui séparent ou isolent. Il y a, pour nous, au même cœur du management interculturel, un projet de dévoilement : celui d’une éthique de l’indignation qui met en débat et en question ce qui est donné pour irréversible et une morale de l’émancipation face à toute injustice dès lors qu’elle confond destin et legs acquis une fois pour toute à la naissance.
45. Le management interculturel prend la défense des « passeurs » d’innovation qui contournent les circuits établis. La meilleure défense d’une politique « interculturelle » tient, selon nous, à la constante valorisation du caractère inventif de personnels que nous pourrions nommer « marginaux-sécants », des innovateurs atypiques en organisation pour reprendre les termes de N. Alter. Le management interculturel est attentif à l’opposition constante entre la tentation du conservatisme et le fait de quelques personnes qui prennent un risque par rapport aux routines en usage en élaborant de " nouvelles combinaisons " de ressources. Les recherches interculturelles doivent éclairer les parcours de ceux qui – en quelque sorte clandestins - composent avec l'ordre établi, dissimulent une partie de leur action jusqu'à obtenir la reconnaissance sociale qui aboutit à une inversion partielle des normes. L'innovation est conditionnée à une culture diffusée de l’esprit critique, à l’existence d’un acteur minoritaire qui favorise par son action la conversion des représentations des dirigeants. Le management interculturel est constante possibilité de remise en cause des décisions initiales et des croyances sur lesquelles elle s'appuie. Elle est défense de ceux qui permettent en organisation une mise à distance heuristique, un rapport créatif à l'incertitude, un retour sur les pratiques et une réflexivité entendue d’abord comme capacité collective. Les transformations positives en organisation sont entendues ici comme celles qui permettent la transformation des relations et des représentations sociales d’un collectif associée à une augmentation de la capacité conjointe d’affirmation de soi et de pouvoir de négociation (R. Sainsaulieu, 1977).
46. Le management interculturel remet en cause les représentations antérieures quand les décisions de quelques uns qui dirigent ou gouvernent obéissent plus à des normes ou à des modes qu'à ce qui apparaît aux yeux du plus grand nombre comme des actions porteuses de sens. Dans une perspective interculturaliste de transformation sociale, on se fixe pour mission de penser plusieurs choses à la fois. C’est tout d’abord de rendre compte des inégalités et des problèmes vécus par des personnes qui dans un contexte social donné se retrouvent discriminés, victimes de racisme, d’homophobie, voire exclus. Et nous savons qu’il y a bien différentes façons de rendre la justice : à chacun la même chose, à chacun selon ses mérites, à chacun selon son rang, à chacun selon ses besoins, à chacun selon ses œuvres, à chacun selon ce que la loi lui attribue (C. Perelman, 1972). C’est aussi de comprendre les différences en rendant intelligible les cadres symboliques dans lesquels les personnes pensent… C’est enfin de tenter d’équilibrer au mieux, au sens de la gouvernance politique, les différences de chacun (groupes et ou individus) avec les principes du vivre ensemble dans une société démocratique. En d’autres termes, penser le management interculturel aujourd’hui, c’est participer à « la construction d’un vivre ensemble qui tiennent compte dans chaque contexte concerné à la fois des nouvelles réalités du monde, des aspirations individuelles de chacun et des idéaux démocratiques qui nous guident » (J. F. Chanlat et S. Dameron, 2009, p. 9). En cela, si une analyse « culturelle » consiste à se mettre d’accord sur ce qu’on dit, une analyse « interculturelle » ne vise t’elle pas plutôt à se mettre d’accord sur les catégories de pensée du processus délibératif (les conditions mêmes qui rendent ou pas possibles les différentes manières de dire ce que l’on dit) se demande P. Calame, un des principaux animateurs de L’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire (2003) ? A propos de cette notion d’interculturalisme, il nous faut certainement distinguer deux niveaux : l’interculturel comme « constat » (jugement de fait relatif à l’évolution de nos sociétés de « modernité tardive ») et l’interculturel comme horizon éthique (jugement de valeur que nous défendons et assumons).
47. Le management interculturel est enchainement fécond toujours en train de se faire. L'interculturalisme vise à échafauder « une relation convenablement régulée permettant d'accéder à un nouveau plan : celui d'une formation unitaire harmonieuse transcendant les différences sans les évacuer » (C. Camilleri, 1989, p. 389). L’interculturalisme n’est donc pas « une résolution euphorique des contradictions dans un ensemble homogène » (F. Laplantine, 2001, p. 7). Il n’est pas une synthèse, ni un résultat stable puisqu’il est toujours en train de se produire, ni une substance nouvelle, ni un énoncé (P. Chanson, 2011, p. 164). « Autre est celui qui donne et celui qui reçoit ; autre celui qui reçoit et celui qui rend » (P. Ricoeur, 2004, p. 377). C’est cet enchaînement (qui rend libre) qui caractérise la rencontre interculturelle : « Il ne s'agit donc pas d'imaginer une culture de l'universel, qui n'existe pas, il s'agit de conserver suffisamment de distance critique pour que la culture de l'autre donne du sens à la nôtre » (S. Latouche, 1989).
48. Le management interculturel est un espace de tensions et d’affrontements contenus. A l’invariant, qui suppose une universalité de surplomb, l’interculturalisme préfère l’équivalence qui invite à repérer dans les cultures en présence un point de recoupement possible à partir duquel elles vont se mettre en perspective, s’aligner pour faire pont entre elles (F. Jullien, 2008, p. 139). Cet universel n’est pas un objet spéculatif, un projet « fondationiste » (K. O. Appel, 1990), mais un espace de tensions et d’affrontements contenus. Il donne conscience des manques, d’un « travail à faire » (F. Jullien, 2008, p. 164) dans les termes de la culture de l’autre qui n’évite pas, répétons-le, le conflit. C. Von Barloewen écrit qu’une « réalité sans conflit est tout aussi impensable qu’une réalité sans ordre. Tout ordre qui n’intègre pas le conflit comme un élément structurel porteur débouche sur la mort de la liberté » (C. Von Barloewen, 2003, p. 114). F. Jullien (2008, p. 149) constate que « c’est parce que l’universel maintient l’humanité en quête, et non parce qu’il prétendrait venir à bout de l’individuel ou du singulier, dont on sait désormais le prix, qu’il fait figure d’idéal ». Il évoque un universel qui vaut à titre d’idée régulatrice et jamais satisfaite. Parce que l’indifférence mutuelle de la conception des cultures est un fait premier, l’universel, n’est pas la « recherche d’une extensivité notionnelle qui risquera toujours d’être mise en péril dans d’autres cultures », mais le principe idéalisé qui permet de pousser sans cesse et plus loin l’effectivité du partage. Un contexte multiculturel est un contexte dans lequel émerge cette ambiguïté, de l’ambivalent, de l’incongru et devient interculturel quand se casse la frontière entre marge et normalité et que se dévoilent, par un travail humain volontaire, des logiques d’action que l’on ne voyait pas de prime abord et qui ne résument pas à l’espoir fondé par la charité, la stricte négociation procédurière ou même l’intérêt bien compris de ceux qui participent.
49. Le management interculturel nécessite un constant effort de contextualisation et une pratique volontaire de "l’aller-retour". A l'image de tout bon traducteur qui oscille entre le sens général du dictionnaire et le sens local de la phrase arrimée à la vie du texte, l’ambition du management interculturel est bien de dégager et partager ensemble une règle qui autorise un accord sur le sens donné par chacun à ses actions. Et il y a démocratie lorsque la vie politique est organisée de telle sorte que les destinataires du droit puissent en même temps se considérer comme ses auteurs et que les individus du corps social créent ensemble des ressemblances. Comment, en effet, se mettre d’accord quand on a des « régimes de véridiction » différents (B. Latour, 2012) ? Le socle du travail est moins l’entente que l’explicitation réciproque des rivalités, des différences, des analogies perçues qui implique un contrat de recherche en commun, de la violence symbolique, l’analyse des transgressions ordinaires pour bien faire son travail, la prise en compte de la nature polémogène des relations humaines comme modalité possible et peut-être même première de toute rencontre interculturelle. La perspective ouverte par le management interculturel est ici un questionnement par lequel rien ne va de soi. Le management interculturel est l’étude de personnes porteuses d’identités méconnues et victimes de dé-liaison par manque de compréhension. C’est aussi une recherche attentive à la pluralité des principes de jugement et des grandeurs qui conditionne la reconnaissance d’autrui (N. Heinich, 1999) et la joie que l’on éprouve à l'idée de l'existence de l'autre.
50. Le management interculturel est une pratique de la médiation culturelle. Cette pratique met en lumière les « garants » des engagements pris, tout comme les dispositifs qui rendent les engagements « crédibles ». Le management interculturel désire voir le monde comme un archipel, tel un mur de pierres sèches où « chaque élément vaut pour lui-même et pourtant par rapport aux autres » (G. Deleuze, 1993, p. 110-111).