Ce que je crois en matière de management interculturel

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Ce que je crois en matière de management interculturel

« Hominem unius libri timeo. Je crains l’homme d’un seul livre » (Saint Thomas d’Aquin).

« Nous sommes frappés de voir à quel point le socialement correct aujourd’hui consiste à être lisible, classable, d’un seul bloc, à endosser sagement des rôles prévisibles, alors que nous sommes pour la plupart sujets à toutes ces petites schizophrénies d’une psychologie humaine ordinaire : la rivalité par exemple, entre le sage que nous croyons être et le fou que nous rêverions de devenir – entre le canard de ferme et le canard sauvage – ; entre l’humble et le fanfaron ; entre l’avide de solitude et l’assoiffé de compagnie ; entre le réaliste et l’utopiste ; entre le croyant et celui qui se débrouille très bien sans Dieu ; entre le courageux et le pleutre ; entre celui qui veut comprendre le monde et celui qui ne veut plus entendre parler de rien et succombe à la tentation de la couette ; entre la part masculine et la part féminine de chaque individu ; entre la part de l’enfant et celle de l’adulte ; entre les réflexes de gauche et les réflexes de droite ou inversement… Et à cette pluralité purement psychologique de l’individu s’ajoute aujourd’hui, de manière croissante, la pluralité apportée par la mobilité des personnes, par l’accélération des rencontres des sujets porteurs de cultures et le phénomène du métissage. Comment l’homme peut-il enfin être lui-même, et assumer cette diversité intérieure au lieu de se croire dans l’obligation de refouler des pans entiers de ce qu’il est, au seul motif de la recherche de l’unité ? L’unité n’est-elle possible qu’à la condition de la castration partielle, de la mise à mort de ce qui, psychologiquement ou culturellement, peut représenter jusqu’à la moitié d’un homme ? Il y a illusion à se connaître. Nous plaidons ici pour le droit de l’Homme à être traversé de contradictions, à être multiple, et un grâce à cette diversité et non « malgré elle » (Michel Sauquet et Philippe Pierre).

Un itinéraire

“La vie t’a offert 86,400 secondes aujourd’hui. En as-tu utilisé une seule pour dire merci ?” interrogeait William Arthur Ward.

Plus on a reçu, plus on doit rendre aux autres… en s’engageant pour eux et en se formant continuellement afin ne pas reproduire - ad nauseam - les mêmes modes d’être.

J'ai beaucoup reçu et ne veux pas céder à la répétition. Ni dans mes écrits, ni dans mes recherches, ni dans mes terrains d'intervention.

Les quelques mots qui suivent visent à présenter mes convictions en matière de management interculturel, une discipline qui me passionne et peut contribuer au progrès humain en offrant une autre conception de la rationalité dans les institutions productives (entreprises privées et publiques, associations...).

A ce jour, j’ai animé plusieurs centaines de journées de formation directement consacrées à cet axe thématique, ai publié en lien 14 ouvrages et plus de 80 articles scientifiques ou chapitres de livres collectifs. J’ai eu souvent la chance de le faire avec des amis, des praticiens, des intervenants, des cabinets-conseils, des chercheurs, des partenaires sociaux, des collègues académiques provenant d’un grand nombre de pays différents du mien ou - tout simplement – discutant de manière opiniâtre les thèses que je défends. Le fait de vouloir les convaincre a été, pour moi, profitable. J'ai ressenti combien on ne pouvait s’intéresser aux autres qu’au travers de ses propres filtres culturels. Et combien en situation multiculturelle, chercher à connaitre sa propre trajectoire culturelle est aussi important que de connaitre celle de la personne qui vous fait face. J’ai pu grandir à leur contact et les remercie pour ces invitations constantes à remettre en cause mes certitudes.


Pour le dire en peu de mots, je pense que le temps d’un management interculturel centré majoritairement sur le niveau des différences culturelles nationales est aujourd’hui néfaste à la réflexion.

Il surestime l'analyse des cultures comme entités collectives, "cadres" en surplomb, transformant l'acteur social en pauvre automate. Et place, dans un angle mort, les bricolages identitaires quotidiens de ceux qui escaladent des frontières physiques qui sont autant de franchissements éprouvants de territoires psychiques, psychologiques, sociaux, humains... et aussi d’occasion fécondes de transformations culturelles.
La discipline du management interculturel doit épouser davantage les problèmes de notre époque et ne pas rester comme "bloquée" avant la chute du mur de Berlin et un monde de frontières nationales supposées bien "découpées". Cette discipline doit également se méfier d'une explication trop déterministe des comportements liée aux seules origines d'une personne et qui ferait qu'en matière humaine, certaines conditions étant données et connues, les faits qui s’ensuivront seraient inéluctables. On n'a pas à confondre un « déjà là » empiriquement observable comme manifestation du collectif dans les relations de travail à un « là pour toujours ». Ce serait ignorer un tournant constructiviste des sciences sociales, dans lequel nous nous reconnaissons, et qui conteste que l'on naisse dans son groupe social ou ethnique, qu'on lui appartienne et que l'on reproduise de manière immuable ses usages, ses façons de dire, de faire et de penser.

C'est à partir de l'autre que l'on se crée et est constitué. Et l'on a pas à opposer ‘‘le social’’ d’un côté (les valeurs, normes et structures sociales) et l’individuel de l’autre (la réflexivité et l'action sur soi).

Il est aujourd’hui quasiment impossible qu’une personne n’ait qu’une seule culture, car cela sous-entendrait qu’elle n’ait jamais "appartenu" qu’à un seul groupe. La question à traiter est moins "Comment travailler avec..." ou "Comment améliorer ses relations d'affaires avec..." que "Comment comprendre la nature des interactions qui se créent - de tous côtés - en contexte multiculturel et affecte, au premier chef, des individus porteurs, créateurs et créatures culturels".

L’acteur social est contraint, limité de nombreuses manières, mais agit quand même. Dans ces modes d'action, l'identité est une étrange dimension de l'analyse qui m' a toujours beaucoup intéressé, et notamment pour distinguer "mécanique" et "organique". L'identité est une construction originale et singulière de la personne à partir d’un large éventail d’éléments d’identifications sociales liés aux groupes d’appartenances. Elle répond à la question du « qui sommes-nous ? ». La culture répond plutôt à la question du « que sommes-nous ? ». Les deux interrogations sont à prendre en compte dans un même mouvement de compréhension de ce qui confronte la conscience du présent à la mémoire du passé. Pour moi, depuis longtemps, la question est moins de savoir ce que sont objectivement les Corses ou les Occitans que d’étudier ce que veut dire pour un sujet humain ou un collectif humain de recourir en situation à l’identification « corse » ou « occitane » ?

L'identité se "pluralise" et on se doit de prendre compte, et de plus en plus selon moi, « les identités » et la capacité de chacun à jouer différents répertoires identitaires selon plusieurs groupes de référence. Ce qui n'ignore nullement que les usages sociaux propres à différentes catégories d’individus soient incorporés au plus profond de chacun.
Quand une jeune femme change de langue de travail, mais aussi volontairement d’accent, selon les interlocuteurs et les moments, quand un manager veut que l’on reconnaisse ostensiblement son ascendance écossaise dans le tour de table qui débute une formation et qu’on l’a englobé – sans saisir cette nuance - dans les équipes britanniques, quand un négociateur rappelle son enfance dans le pays du négociateur d’en face et choisit systématiquement les thèmes de conversation au cours du déjeuner qui clôt le meeting en référence avec cette histoire commune, quand un contremaitre recrute quelqu’un de sa région d’origine au motif qu’il s’entendra mieux avec lui quoi qu’il arrive, quand un Directeur des Ressources Humaines demande à l’ensemble des lignes managériales de l’entreprise de remplir un tableau de bord sur la gestion de la diversité en reprenant les catégories du recensement américain (white, black, asian… some other races…) parce que ce sont celles qui sont acceptées par les agences de notation sociale les plus puissantes sur le marché… il convient, pour nous, de souligner que, dans les entreprises et organisations que nous étudions, la catégorie d’appartenance ethnique (et aussi l'articulation entre carrière et identité professionnelle/au travail), s’avèrent de plus en plus prégnante pour exprimer les revendications des acteurs sociaux, leurs choix d’appartenance groupale, leur loyauté et leurs droits collectifs.


Les constructions positivistes de Geert Hofstede, figure éminente du management interculturel, et de ses continuateurs, se font :

- sur le présupposé que la réalité sociale est stable, tangible et déterminable ;

- sur le refus que la société sur laquelle nous travaillons nous échappe et doit nécessairement nous échapper puisqu'elle ne sera jamais achevée ;

- sur le déni que la société s'invente au quotidien dans les actions et par les actions des individus ;

- sur l'absence de distinction entre dispositions acquises lors de l'enfance ou à l’âge adulte ;

- sur la conviction que l'on peut identifier des objets identifiables séparés qui se nommeraient cultures alors que ce sont, à nos yeux, des étiquettes (nominalistes) que l'on place sur quelque chose qui est - toujours - un mouvement sans fin. Il ne s'agit pas, selon nous, de décrire des objets mais de comprendre des processus ;

- sur le principe du "Connais-toi toi-même" qui est le fondement de l'individualisme moderne contemporain et se voient concurrencées par un "connais-toi dans l'autre" avec les mondialisations en cours. Et l'autre est ici la relation, un mystère qui fait lien(s) et est le produit de permanents ancrages et ré-ancrages communautaires. Il s'agit de poser la rencontre multiculturelle moins comme un "risque" à "gérer" que comme une promesse de création, de co-construction.

La relation de cause à effet (culturel) des travaux de Geert Hofstede nous apparaît comme une simplification outrancière liée à une vision mécaniste. Or, le processus d'émergence (culturelle) n'est jamais un processus d'additivité (culturelle). Ce qui rend sa mathématisation sociale très difficile. En effet, il y a des effets sans cause. L'émergence en est un exemple. Il y a aussi des effets qui ont, le plus souvent, une infinité de causes.


La plupart des travaux en management interculturel enferment l'individu dans un seul type d'explication ou de catégories (les Algériens, les Allemands, les Européens, les Africains...). Nous pensons qu'une personne a la possibilité intérieure de faire évoluer la trajectoire de sa vie. Elle n'est pas seulement "réactive" face à des forces (aveugles) venant de l'extérieur.

Une personne n'est pas toute entière déterminée par une "programmation mentale" comme le porte à croire l'analyse de Geert Hofstede. Une personne se développe dans un frottement perpétuel avec un champ de contraintes mais ce n'est pas la "culture" qui est la force intérieure qui la fait "grandir".

Nous en déduisons qu'il nous faut quitter la seule perspective de l'Etre (et ses lois de conservation) et épouser une compréhension du devenir (qui n'est pas mécanique). Nombre de réflexions philosophiques s'y attachent : autour de la déterritorialisation (Gilles Deleuze et Felix Guattari), de la pensée métisse (Serge Gruzinski), de la littérature-monde (Michel Le Bris et Jean Rouaud), de la poétique du divers (Edouard Glissant), de l’afropolitanisme (Achille MBembé), de l’orientalisme (Edward Saïd)...

La culture s’affirme de plus en plus comme « une ressource ou un potentiel à l’origine du développement identitaire des acteurs sociaux » comme le constate Geneviève Vinsonneau (2002, p. 13). Dans le champ du travail, le pouvoir statutaire donne de moins en moins de stabilité identitaire, est de moins en moins admis comme une « donnée naturelle » et, à l’inverse, la reconnaissance de l’identité culturelle tend à conférer davantage de pouvoir en situation (Andréa Semprini, 1997, p. 54). Ceci conduit à souligner que la cohérence supposée des ensembles culturels cache aussi des efforts de chacun pour vaincre des incertitudes de position sociale et d’ambiguïté des significations culturelles. Ces efforts sont à comprendre et un objet capital à traiter en management interculturel selon nous.
La mondialisation est généralement interprétée comme un processus d'homogénéisation faite du contrôle des circuits commerciaux, des circuits financiers et des gisements de matières premières. La mondialisation est liée à la modernité mais ne concerne pas la seule occidentalisation du monde. Pour notre part, nous considérons - les mondialisations en cours - comme un vaste processus d'hybridation : hybridation structurelle, ou émergence de nouvelles formes de coopération et hybridation culturelle. Ceci alimente une sociologie des temps, des espaces et des formations identitaires dites "hybrides" qui est à enrichir et qui est toujours en devenir. Ce chemin est sans chemin principal.

Je pense que les chercheurs en management interculturel devraient - davantage qu’ils ne le font - s’attacher à saisir les « interculturations » à l’œuvre dans les milieux du travail (l'héritage sociologique de Renaud Sainsaulieu y aide notamment).

Ils devraient mieux comprendre ces passages, dans notre société occidentale capitaliste (le travail de Luc Boltanski et Eve Chiapello l'éclaire), et conséquemment dans nos institutions et nos entreprises :

- de la verticalité à l'horizontalité ;

- du centre (politique) habité par les grands récits de référence et les mythes progressistes à des centres (politiques, eux aussi, mais non officiels de décision) propices à une pensée de la progressivité ;

- du territoire qui est de moins en moins porteur d’universel et de moins en moins admis comme instrument de contrôle politique à un processus de « déterritorialisation » (via les diasporas, réseaux, mafias, communautés virtuelles…) ;

- de la certitude d'une morale universelle à des déontologies particulières et momentanées propres à des collectifs humains diversifiés qui font que chacun doit trouver le sens de son existence et de son agir pour pouvoir vivre avec les autres ;

- du commandement "légalitariste" des Pères à l’influence des Pairs avec lesquelles on se compare, on se déteste ou on s'entraide ;

- de l'individualisme à la personne plurielle ;

- du « ou » au « et » ;

- du national au transnational ;

- du « présentiel » au « distanciel » propre, par exemple, à l’impact du numérique et du digital sur nos comportements ;

- de l'ego cartésien qui réprime l'affectivité à la démultiplication de "tribus" qui profitent du développement technologique pour se lier et s'exprimer (internet) ;

- du rationalisme au retour de la religiosité ;

- de l'homme du besoin économique (quand la quantité est devenue une nouvelle qualité) à l'homme des désirs ;

- de l’expatrié, figure dominante du « siège » d’une organisation à une multitude d’acteurs « hybrides » et de talents locaux à identifier ;

- de la linéarité à la figure de la mosaïque dans laquelle il existe plusieurs avenirs possibles, plus opaques que dans le passé ;

Ces passages invitent à la complexité et à une connaissance scientifique nouvelle des relations.



Ces passages convient à une révolution conceptuelle pour sortir des conformismes logiques évoqués par Emile Durkheim à propos de cette opinion commune et de cette pensée courte, "technologisée", en quelques caractères... qui nous aveugle. Ces passages convient à une pensée systémique comme à une nouvelle perspective interdisciplinaire. Une pensée qui pourrait, pour se régénérer, mobiliser la figure du banian, reconnaissable par ses racines adventives qui descendent des branches de tous côtés, mais surtout celle du rhizome, empruntée à Gilles Deleuze et à Felix Guattari. La figure du rhizome contredit, à nos yeux, l’image de l’iceberg qui est très présente chez ceux qui s’inspirent des œuvres fécondes, autrefois novatrices et depuis largement diffusées en management interculturel de Geert Hofstede ou de Fons Trompenaars.

Le rhizome est un réseau de racines qui n’a pas de centre et se développe par tous les côtés sans aucune pesanteur hiérarchique.

Le rhizome permet de renoncer à une explication en termes de forme culturelle au développement vertical et centré, que nous pouvons identifier dans toute la philosophie occidentale et dans les oeuvres les plus diffusées jusqu'à présent en management interculturel. La multiplicité du rhizome "ne varie pas ses dimensions sans changer de nature en elle-même et se métamorphoser" (Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980).

La perspective rhizomatique est utile pour comprendre l'évolution du rapport entre trois fonctions du système social d'entreprise : organisation, pouvoir et culture (Renaud Sainsaulieu, 1981) et la montée en puissance d'un rapport "identitaire" pour des acteurs multiples "ayant leurs principes d'appartenances et de compréhension intrinsèque" et une préoccupation majeure de définition de leurs identités singulières en tant que sous-groupes actifs.


Dans la société occidentale où je suis né, la déconstruction de la figuration en peinture, de la tonalité en musique, de la chronologie dans l’art romanesque et théâtral sont autant de signes invitant, à mes yeux, à mieux comprendre cette remise en cause de tout ordonnancement séquentiel linéaire, de tout centre hiérarchique sous l’effet de l’aplatissement apparent des structures d’ordre.

Pourquoi le management interculturel échapperait-il à ce mouvement de déflagration ? Pourquoi devrions-nous nous contenter d'une représentation de la culture en forme d'iceberg initiée par Edward T. Hall et empruntée au modèle de stratification de la psyché humaine cher à Sigmund Freud ?

L'icerberg invite à découper, à séparer lignes enfuies et lignes de flottaison... Il segmente. Il ne multiplie pas. L'icerberg évoque essences et entités réifiées tandis que le rhizome renvoie aux flux, relations et à des intensités variables.

En combien de fois divises-tu le monde pour le comprendre et tenter de l'améliorer ? En deux ? Tu soulignes alors l'opposition de deux classes sociales, de ceux qui ont et de ceux qui auront, de ceux qui dominent et de ceux qui s'éliminent sans s'apercevoir qu'ils s'éliminent et laissent ainsi le jeu aux dominants ? Si tu coupes uniquement en deux, tu entrevois peut-être d'abord aussi l'opposition de deux lieux de naissance, de deux pays différents et insistes beaucoup évidemment sur les "chocs culturels", sur les résistances culturelles à l'oeuvre ou encore les processus victimaires. Tu es même capable de créer un blog sur la gestion des "risques culturels" qui plaira beaucoup dans une société qui insiste toujours et encore sur les résistances ou les peurs. Il est sûr que ceux qui coupent en deux, comme à certains jeux de cartes, ont toujours plus de force que les autres pour vaincre et convaincre. Leur voix porte davantage parce qu'elle est plus vite saisissable, plus vite entendue, plus vite comprise...

Cette manière de couper en deux a été la mienne et est encore la mienne. Elle est celle de mon enfance, de son époque, de ses modèles d'éducation et de ses rapports d'autorité. Je la porte, c'est certain et en cela la repère. Je cherche à l'écarter sans cesse car je sais cette manière de couper en deux obnubilante et asséchante.... J'ai envie aujourd'hui de laisser une place de choix à la figure du tiers, à celui de "trop" en apparence, au médiateur, au métis... aux gens qui doutent, aux gens qui trop écoutent leur coeur se balancer (Anne Sylvestre, 1977)...

Divisons le monde en trois pour finalement en sentir l'unité profonde et ce devoir de se mettre en mouvement pour échapper à cette réalité humaine qui fait que l'on se pose toujours apparement pour s'opposer !



La possible fragmentation identitaire - être coupé en trois, en quatre, en mille - qui résulte de la (pluri) appartenance à des communautés historiques n'est pas forcément pathologique. C'est un épisode inévitable des processus d’interaction et de reconnaissance entre les personnes, des personnes en constante opération de se personnaliser (perspective sartrienne) ou de "s’individuer" (perspective simondienne). Nous ne voulons pas négliger l’étude de la possible articulation entre différentes cultures d’origines, plusieurs foyers d’affiliation pouvant renvoyer, chez un même individu, à plusieurs cadres d’influences culturelles et politiques, quand rencontre il y a.

Dans nos travaux, nous distinguons trois courants au sein de la discipline du management interculturel : « modèle des références nationales », « modèle des références sociétales » et « modèle des références plurielles de l’identité culturelle », que nous reprenons dans les deux tableaux qui suivent. Nous nous ressentons appartenir à ce troisième courant. qui cherche à explorer certaines des "dimensions oubliées", pour reprendre l'expression de Jean-François Chanlat, de l’agir stratégique en situation (arguments cognitifs, moraux et émotionnels).

Dans cette vidéo, est esquissé un portrait de Geert Hofstede, auteur de référence en management interculturel.
Dans cette vidéo, Fons Trompenaars présente ce en quoi il croit en matière de management interculturel.

Le management interculturel, de plus en plus discipline d'Arlequin

Ce que je crois en matière de management interculturel
"Tous anthropologues interculturalistes ! Nous sommes tous des anthropologues interculturalistes ! Cette affirmation peut paraître péremptoire sinon démagogique. Elle est pourtant justifiée. Notre planète connaît une accélération de ses échanges : transports de matériaux, de biens semi-ouvrés et de produits finis, voyages d’agrément et d’affaires, mariages et unions mixtes, multiculturalité des écoles, des loisirs et des lieux de travail, accès à une information en temps réel grâce à la téléphonie mobile, à Internet et aux médias audiovisuels. Dans ce monde métissé la réalité anthropologique est devenue interculturelle" (Marc Bosche).
Ce que je crois en matière de management interculturelCe que je crois en matière de management interculturel

Dans nos travaux sociologiques, il y a, au contraire de ceux de Geert Hofstede ou Fons Trompenaars, comme un « brouillage » intense des catégories nationales. Chez les managers mobiles avec qui nous avons travaillé, l’identification nationale, ou encore régionale ou encore ethnique ne se sont pas dissoutes avec l’expérience répétée du voyage. Elles sont comme multipliées. Ce que nous avons vu apparaître chez ces femmes et ces hommes mobiles, c’est même une aptitude particulière à manipuler différents codes culturels autour de l’ethnicité (vêtement, couleur de la peau, accent pris par les managers internationaux…) pour influer en leur faveur sur les transactions sociales et professionnelles. La culture est une instance de pouvoir en entreprise et c’est comme si l’accroissement des échanges à l’échelle mondiale, la libéralisation de l’économie, ne provoquaient pas une homogénéisation totale des différentes cultures mais tendaient à construire un cadre dans lequel un signifiant donné reçoit, selon le milieu de réception, toute une gamme d’interprétations différentes. La mondialisation ou plutôt les diverses mondialisations en cours, pour nous, engendrent une production différentielle des cultures et des identités. L’avenir est à la compréhension des multiples facettes d'Arlequin et de ses stratégies identitaires !


Avoir une posture interculturaliste consiste, selon nous, à élargir son horizon et même à percevoir "à l'horizon", comme le soulignait le philosophe Gilles Deleuze dans son abécédaire (http://www.editionsmontparnasse.fr/video/6G1ZgX) :

"Qu'est-ce qu'être de gauche ? C’est, d’abord, une affaire de perception. Ne pas être de gauche, c’est quoi ? Ne pas être de gauche, c’est un peu comme une adresse postale : partir de soi... la rue où on est, la ville, le pays, les autres pays, de plus en plus loin... On commence par soi et, dans la mesure où l’on est privilégié et qu’on vit dans un pays riche, on se demande : "comment faire pour que la situation dure ?". On sent bien qu’il y a des dangers, que ça va pas durer, tout ça, que c’est trop dément... mais comment faire pour que ça dure. On se dit : les chinois, ils sont loin mais comment faire pour que l’Europe dure encore, etc. Être de gauche, c’est l’inverse. C’est percevoir... On dit que les Japonais ne perçoivent pas comme nous. Il perçoivent d’abord le pourtour. Alors, ils diraient : le monde, l’Europe, la France, la rue de Bizerte, moi. C’est un phénomène de perception. On perçoit d’abord l’horizon. On perçoit à l’horizon".

Un parcours atypique... Perspectives d'archipels...

Mon parcours professionnel apparaît à beaucoup comme singulier. J’ai, en effet, toujours été opérationnel en gestion des ressources humaines puis consultant en même temps que chercheur et enseignant. J’ai donc arpenté des mondes différents avec la volonté de ne pas être trop vite classé, catégorisé. J’ai l’impression que chacune et chacun d’entre nous vaut mieux qu’une assignation à résidence. Puisqu’il travaille chez L’Oréal, ce qui a été mon cas pendant près de quinze ans, il est certainement un allié du capitalisme le plus éhonté ; puisqu’il a opéré (en même temps) au sein d’une équipe de recherche du CNRS, il est un peu velléitaire et traite de choses peu utiles pour le pays qui resteront confinées, de toute manière, à quelques spécialistes. J’ai toujours pensé que notre nation, notre Europe, notre monde manquaient de réflexions sur les phénomènes de pluri-appartenances qui font que de plus en plus d’entre nous travaille dans une langue (un monde), parlent à leurs parents dans une autre et élèvent leurs enfants dans une troisième... Et qu’une façon originale de le comprendre était de chercher à transformer les écarts en correspondances.

Ce fossé que j’éprouve entre les mondes sociaux, entre pratique entrepreneuriale, enseignement et recherche académique, n’est pas aisé à vivre mais enrichissant si on la chance de le discuter avec des femmes et des hommes qui vous ressourcent, qui vous disent des choses vraies que nous n’avez pas envie d’entendre sur vous et votre personnalité.


Entre « bien nés » (propriétaires), sûrs d’eux, majoritaires dans l’opinion dominante… ou « transfuges » de classes (toujours locataires de leur existence et de leurs trajectoires), je choisis les seconds et l’analyse de leurs mondes vécus, de leurs tiraillements, de leurs écarts, de leurs dissonances….

Sociologue d'inspiration compréhensive et interactionniste, j'ai d'abord cherché à saisir l'expression de mobilités de personnes (principalement populations de cadres en entreprise) s'incarnant dans des espaces et des territoires économiques devenus transnationaux. Mon premier terrain d’étude concernait les champs pétroliers et les diverses implantations d’une entreprise française, Elf Aquitaine (Total) en cours de « mondialisation ». Ceci a donné lieu à une thèse de sociologie que j’ai soutenu, à Sciences Po, le matin d’une journée où, en fin d’après-midi, j’animais un Comité d’Entreprise au sein de l’Oréal.

Ces mobilités physiques de cadres et de dirigeants que j’observais créaient, perpétuaient ou renouvelaient des tensions culturelles et des bricolages d'ordre identitaire que la discipline du management interculturel semblait peu reconnaître. C’est l’angle que j’ai privilégié alors au début des années deux mille et j’avais du mal à en trouver trace dans la littérature managériale de l’époque. Ceci m'a conduit ensuite à vouloir mesurer certains effets sur la performance des équipes diversifiées de la composante dite “culturelle” de ces personnes mobiles. Et à le tester directement comme Directeur de Formation, notamment avec le beau projet mené par Eric Mellet d’une Université d’entreprise présente dans plus de 30 pays et ayant pu former plus de 3500 commerciaux ("Matrix Sales University").


Au début des années 1990, ma question principale de recherche était : comment analyser l’influence qu’exerce la mobilité géographique sur le déroulement d’une carrière, la capacité de ces élites professionnelles déclarées à mobiliser des connaissances, aptitudes et traits de personnalité pour travailler efficacement avec des personnes venant de contextes culturels étrangers ?

Aujourd’hui, les mots clés de mes recherches sont : interculturel, identification, métissage, discriminations, mobilités, transnationalismes, migrations, mondialisation, stratégies identitaires, reconnaissance.

Achille M’Bembe a raison d’affirmer que le droit de migrer n’est qu’un aspect d’une aspiration plus large, le droit à la vie. Pour beaucoup en effet, l’existence elle-même se confond de plus en plus avec la capacité de se déplacer, de traverser les frontières et de s’installer là où se présentent les meilleures opportunités. Achille M’Bembe pointe un processus de défrontiérisation du monde ou en tout cas de l’Afrique (l’extension du droit à la mobilité représentant, dans ce contexte, la phase ultime de la décolonisation du continent).


Nous posons comme une évidence, pour mieux les enrichir et les déconstruire, ces deux définitions :

- Management : analyse des conditions d’efficacité des organisations.

- Interculturel : étude en vue d’une action harmonieuse des apprentissages culturels comme des jeux identitaires qui déterminent implicitement le sens, l’exigence de justification des normes et des rôles tenus pour toute personne en relation avec une personne issue d’un milieu d’origine différent du sien.

Les collectifs humains que je prends à témoin sont formés de personnes qui vivent des mobilités physiques nationales ou internationales mais aussi, de plus en plus, de coopération à distance par le truchement des nouvelles technologies, sans nécessairement de mobilité incarnée.

Mes terrains sont essentiellement situés en Europe et en Afrique.

Je privilégie, depuis toujours, un mode théorique de connaissance du social, une approche phénoménologique, c'est dire une saisie de la vérité de l'expérience vécue du monde social par les acteurs eux-mêmes. Nous affirmons que la notion de stratégies identitaires (issue de la psychologie culturelle) permet de « caractériser » les différentes positions adoptées par les individus lorsqu'ils sont en mobilité géographique et professionnelle (angle de la sociologie de l’entreprise et des organisations). Précisément, l'analyse des stratégies identitaires – outil utile - éclaire les malentendus ou déviations qui peuvent surgir lors des interactions multiculturelles (dissonances culturelles vécues mais le plus souvent tues). L'approche phénoménologique m’a donc toujours guidé pour la compréhension des interactions, de la réalité psychosociologique et des phénomènes socioculturels observés.


Mon travail articule aujourd’hui une approche gestionnaire, une perspective psychosociologique ainsi qu’une approche philosophique, en s’appuyant sur des cadres épistémologiques relativement peu utilisés en sciences de gestion avec certains apports théoriques propres à un héritage de la philosophie de la circulation du sens et à une approche interactionniste symbolique des identités en psychologie culturelle.

L'hybridation de ces différentes perspectives vise à interroger le type de lien analytique possible entre culture et identité quand deux personnes étrangères l’une à l’autre coopèrent. Depuis vingt-cinq ans, au travers de recherches valorisées dans plus de dix pays, nous voulons mieux comprendre les manières dont des acteurs (biculturels, mobiles, expatriés, impatriés…) mobilisent des couches de significations articulées pour donner du sens à leur actes et être reconnus comme compétents dans des espaces multiculturels de travail.


Dans le cadre de l’observation des entreprises et des organisations, je tiens à souligner ici huit convictions à propos de ce que doit être le management interculturel :

1, Il n’est pas de management interculturel sans le préalable incontournable d’une lutte contre les discriminations. Pas d’ouverture à l’autre sans d’abord respect de la loi et risque réel de sanctions pour celui qui emploie mais met de côté une personne plutôt qu’une autre - en situation comparable - pour de mauvais motifs (liés à son âge, son genre, son origine, sa situation de handicap visible ou invisible…).

2, Ceci invite notamment à ne pas mésestimer mais à explorer - pour les mettre à bas - les phénomènes de racisme, de sexisme ou de prétendue contribution des races à une civilisation mondiale. Car comme l’écrivait Claude Lévi-Strauss, il y a bien multiplicité mais elle n’est pas raciale, il y a bien civilisation mais elle n’est pas unique.


3, Sommes-nous seuls ensemble (multiculturel... sans saveur parce que côte-à-côte) ou un ensemble uniforme (monoculturel… sans espace de respiration pour quiconque) ?

Tout comme Evalde Mutabazi, expert en management interculturel, je distingue d’abord deux approches de traitement des différences :

une approche monoculturelle (favorisant une exportation des modèles d’un siège, d’un centre, d’une population homogène socialement et dominatrice… la standardisation des procédures et l’uniformisation voulue des pratiques) et une approche multiculturelle du management qui pointe les résistances culturelles à l’oeuvre, prend en compte les croyances et valeurs locales, met en garde contre l'ethnocentrisme.

Ces deux approches renvoient au fait que les marchés connaissent bien une apparente homogénéisation de leur fonctionnement sans pour autant perdre de leurs spécificités culturelles.


Chaque société, en intégrant, différemment les innovations venues d’Occident ou d’ailleurs développe ses propres formes de modernité et conteste le mythe du parcours unique et convergent. De la théorie du « boulet » à la théorie du « boomerang », il n’y a pas inertie dans l’adoption mais résistances culturelles actives. Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fénart ont raison d’écrire, en 1995, qu’il « ne s’agit pas de nier l’influence des variables associées à l’hypothèse de l’assimilation, mais à en inverser la valeur prédictive : l’acculturation (l’acquisition des compétences cognitives et des valeurs modernes) reste le processus central de la transformation des identités ethniques, mais loin de conduire à l’assimilation, elle a pour effet d’accroitre la conscience et la signification de l’ethnicité ».


4, J’ai toujours été intéressé par l’étude des phénomènes d’« ethnicisation du monde ».

Je me souviens, par exemple, que pour Edouard Glissant, l’identité créole est constituée par trois siècles d’interférences : « Un Noir de Cuba, un Blanc de Guadeloupe, un Indien d’Haïti participent d’une même identité ».

La résurgence d’un sentiment d’appartenance ethnique dans les pays anciennement colonisés est un facteur connu d’amplification des revendications identitaires. Bertrand Badie et Marie Claire Smouts, en 1992, ont su pointer un processus de dédoublement “ dans lequel coexistent des appareils diplomatiques officiels, parfaitement adaptables aux circuits institutionnels étrangers, et des structures de décision para-étatiques qui échappent plus ou moins à la compréhension des partenaires occidentaux et qui ne s'intègrent pas dans les circuits internationaux institutionnalisés ».

Deuxième facteur d’amplification des revendications identitaires : la régression des idéologies politiques séculières et le renouveau du sacré. Tout comme l’étudie Patrick Banon, il s'agit de comprendre un phénomène de multiplication des officines de l'absolu et de renouveau des effets du fait religieux, notamment en entreprise.


5, Je fais une différence majeure entre politique de gestion de la diversité culturelle (d’inspiration anglo-saxonne, fondée sur le suivi de tableaux de bord qui compte, qui découpe en « communautés », valorise d’abord une représentation statistique, conduisant si on n’y prend garde à la discrimination positive) et management interculturel (fondé sur les compétences, toujours périssables, sur l’agir plutôt que sur le rendre compte et valorisant les politiques d’action positive (républicaine) face à toute systématique des « quotas »).

Le management interculturel, d’un point de vue opérationnel, ce n’est pas :

- Seulement une question d’origine ethnique

- Seulement une question de genre

- Se limiter au respect des lois

- Instaurer des quotas ou une « affirmative action »

- Rabaisser les exigences en matière de compétences pour les « minorités visibles »

Mais… reconnaitre les différences et capitaliser sur la richesse des équipes « diversifiées » pour renforcer la performance et la création utile de valeur.

L’enjeu du management interculturel est, comme l’écrit François Dubet, la « reconnaissance de l’autre, sous le régime de l’égalité, sans résorption de sa différence et sans réduction de son altérité ».

La méthode : « c’est l’interdépendance de tous au sein de la coopération sociale qui est à la base de la création de richesses et non la simple addition de talents individuels » comme le souligne John Rawls.


6, Pour fonder cette interdépendance, je crois en l’utilité des formations en management interculturel à condition qu’elles ne soient pas un catalogue d’outils et de recettes (« how to work with… ») mais explorent le questionnement sur la pluralité des valeurs et des groupes, les environnements spécifiques, la capacité de passer d'un système de références à un autre. En la matière, la réflexion du « Culturoscope » de Michel Sauquet et de Martin Viélajus, m’apparaît très féconde parce qu’elle illustre la pensée d’Edouard Glissant : « changer en échangeant avec l’autre sans se perdre ni se dénaturer » . Le caractère évolutif des cultures et dynamique des identités doit être sans cesse rappelé.


7) Tout comme Eric Mellet, expert en organisation apprenante et en psychologie positive, je souligne l’importance de l'apprentissage des situations, de ces conditions favorables à une capacité à « apprendre ensemble » qui est la source fondamentale de la compétitivité à long terme.

Pour être apprenant, l’urgence est, selon nous, de fuir la gestion de la diversité – notion inutile, floue et dangereuse. La diversité, c’est le caractère de ce qui est pluriel… qui peut s’y opposer ? Les fanatiques ? La diversité n’est pas un idéal. Nous sommes tous "différents" depuis la naissance jusqu’à trépas. La diversité n’est pas une valeur qui mobilise. La liberté, l’égalité et la fraternité, si. Et bien d’autres formulations des valeurs de par le monde. L’urgence, c’est de s'asseoir autour d'une table, ou mieux en cercle, sans table, mais surtout de s'informer mutuellement sur les savoirs locaux puisés dans une mémoire collective, de s'inspirer de ces savoirs pour ensemble concevoir des modes de gestion ou d'intervention adaptés à leur contexte. Ceci ouvre, selon nous, aux thèmes de l’organisation apprenante et de l'intégration en acte des sagesses interculturelles.


8) La nécessité d'élaborer des modes de gestion en références aux savoirs locaux (Lazzeri et Caille, 2004) tout en favorisant des espaces de débat. La démarche qui consiste à faire précéder la prise en compte des réalités du contexte local, avant toute intervention dans un contexte différent du sien, y compris en ce qui concerne l'application de modes de gestion élaborés à l'étranger. Il est vrai que cet aspect a fait l'objet de plusieurs écrits théoriques en sciences sociales, en sciences humaines (anthropologie et sociologie en particulier) et en sciences de la gestion.


Chocs de cultures

La défense d’une sociologie pratique visant l’étude de la pluralisation de la personne… dans les sociétés occidentales


Nous voulons ici souligner que notre investissement académique et pédagogique est marqué par une pratique continue, en parallèle du parcours théorique, pendant plus de vingt-cinq ans, dans le domaine de la pratique opérationnelle en Gestion des Ressources Humaines. Un « savoir » pour agir (demande de connaissance) est censé y convoquer les sciences de gestion et les sciences sociales pour enrichir un « savoir agir » différemment (demande de prescription et d’accompagnement). En effet, tout au long de ces années, nous avons pu recruter, accompagner des carrières, conseiller, diagnostiquer, monter internationalement des dispositifs de formation… de managers et de dirigeants et tenter aussi de mieux comprendre la subjectivité ambiguë des acteurs, la différence entre valeurs affichées et comportements effectifs. Ces états vécus ne sont pas un obstacle à neutraliser ou à refouler mais, à nos yeux, la substance même de la recherche interculturelle. Celle-ci revient à comprendre l’histoire des processus psychiques et psychologiques d’individus concrets avec leurs contenus de conscience, leurs intentions, leurs représentations, leurs motivations… issus d’un cadre culturel.

La promotion d’une sociologie dans l’action, soucieuse d’utiliser des compétences sociologiques en tant que praticien et de viser également à une production de connaissances sociologiques dans le champ scientifique, m’est toujours apparue comme une perspective féconde. C’est la question de professionnels formés à la sociologie mais exerçant, à temps plein, à partir d’un autre métier constitué (dirigeant, responsables ressources humaines, managers, syndicalistes…) qui se pose ici et me passionne.

Nous y voyons l’expression d’une « internalisation » d’un processus d’intervention qui en appelle à une définition particulière du « développement social » chère à Renaud Sainsaulieu, en lieu et place d’une simple « gestion des ressources humaines ».

L'ambition est de produire des acteurs du changement et, dans ce cadre, la formation pour adultes, le développement de la recherche-action sont des moyens de démocratiser les rapports sociaux de travail.

Je crois donc en l'importance de "la triangulation des méthodes", d'un lien constant entre la théorie (les principes) et la pratique (le terrain), du recoupement permanent de la sociologie avec d'autres disciplines. La recherche ne peut pas prendre la forme d'un savoir cumulatif, c'est à dire d'un savoir dont un paradigme théorique organiserait une fois pour toutes les connaissances accumulées. Et particulièrement pas en management interculturel.


Culture et identité sont à penser ensemble… sans écarter un de ces deux termes


Aujourd’hui, mon activité de recherche consiste principalement à rendre opérationnelle, d’un point de vue empirique, l’approche de l’identité en termes de stratégies identitaires et de recours à l’ethnicité comme procédures mises en œuvre par l’acteur. Comment comprendre la capacité à relier culture d’origine, culture d’entreprise et culture professionnelle de cet expert-comptable anglais, né en Inde, marié à une indonésienne, et recruté aux Etats-Unis pour le compte de la filiale d’un groupe pétrolier français qui se définit comme « mondial » ?

Un axe majeur de notre travail de recherche tient à la question de la nature et de l’évolution de l’héritage culturel de personnes en train de dialoguer et de travailler. Nous formulons l’hypothèse que cet héritage tend à se remanier selon l’intention des discours et l’action des protagonistes et qu’il présente alors un caractère peu prévisible et profondément « situationnel ». Si aucune signification culturelle n’est une « donnée » mais une « émergence » de sens, dépendant à la fois de préférences individuelles et de contraintes de la situation, nous voulons explorer les significations possibles du mot sens dans la notion de « référentiel de sens » utilisée dans un domaine du management interculturel où domine encore un paradigme fonctionnaliste.

Zygmunt Bauman a raison d’écrire que l’on pense à l’identité « chaque fois que l’on ne sait pas vraiment où l’on est chez soi » . S’il en a les moyens, entre deux communautés, deux langues, deux côtés d’une frontière… l’acteur tire parti de sa capacité à traduire deux mondes sociaux. En sorte que la figure la plus emblématique de certains cadres et dirigeants d’entreprises contemporaines m’apparaît certainement celle de l’agent de change.

J’ai eu souvent le sentiment, dans mes enquêtes de terrain, que certains schèmes d’action sont chez les managers internationaux des produits en attente de sollicitations et de contextes favorables, comme des produits de socialisation à usage différé.

Cette question de structures sociales en réserve revient à pouvoir articuler les autres de sa personne selon un critère d’adaptabilité au contexte. Elle n’a que peu été envisagée dans le contexte spécifique des très grandes entreprises mondialisées. L’utilisation de traits culturels est une instance de pouvoir dans les relations encore trop étudiée.


Quel est le « vécu » empirique des sociétés pluralistes dans lequel l’on pourrait être situé mais étonnamment aussi, participer de plusieurs mondes sociaux, plusieurs langues, plusieurs activités professionnelles ?

Notre travail vise à décrire une population encore mal connue du travail ethnographique et sociologique propre aux diverses mondialisations en cours. Les personnes mobiles étudiées, apparaissent comme des personnes contraintes de trouver des solutions partielles entre des niveaux d’existence séparés, interconnectés, non nécessairement compatibles (engagements professionnels, familiaux, amicaux, visées éthiques, accaparements pratiques…). Leur existence semble d’archipel. La superposition de cultures de lieux, d’espaces de transit, de territoires d’appartenances est un réel constat et nous explorons, depuis vingt-cinq ans, un rapport dynamique entre ces couches d’espaces, entre ces territoires circulatoires et de multiples branchements identitaires.


Nous voulons explorer les liens possibles entre une matrice, apparemment collective, où le niveau de détermination serait fort, la culture, et un espace, dit individuel, de significations secondaires, liées à une réflexivité conscientielle et aux discours de l’identité.

Dans les sociétés hautement réflexives de la « seconde modernité », au sens d’Ulrich Beck, les humains seraient conduits à justifier davantage leurs actions et seraient traversés en permanence par des voix alternatives et influences diverses (pensons au concept de multiphrénie chez Kenneth J. Gergen) . Des croyances contradictoires peuvent coexister pacifiquement pendant longtemps, si elles appartiennent à des secteurs de la vie différents. Davantage « juxtaposition », « correspondance », « traduction » d’éléments culturels que « fusion » en un tout de ces éléments, nos travaux nous conduisent à contester formellement l’idée que les individus ne convoquent qu’une seule identité culturelle dans l’interaction.

Dans l’interaction avec autrui, le rôle de mère peut entrer, par exemple, en contradiction avec le rôle de militant politique et avec le rôle d’identité de personne (bienveillante, pessimiste, procédurière…) et des conflits de rôles émergent chaque fois que l’individu ressent des attentes sociales contradictoires par rapport aux normes ou aux valeurs associées à une identité activée. La probabilité selon laquelle une identité est activée à travers une variété de situations renvoie à l’imprévisible et aux phénomènes physiques qui veulent que des particules peuvent, suivant les circonstances, se comporter soit comme des particules, soit comme des ondes, conduisant le chercheur à intégrer à son vocabulaire les mots de réversibilité, hasard, sérendipité…


Comment apercevoir, dès lors, l’opérateur logique qui préside à la construction de soi en contexte multiculturel ? Que comprendre d’un éventuel bricolage identitaire que nous nommons bricolage, faute de mieux, et à la suite des écrits de Melville Herskovits, Roger Bastide ou Claude Lévi-Strauss pour qui agit, coopère, communique… en contexte multiculturel ? Comment saisir dès lors, sur un plan plus théorique, le polymorphisme de l’Homme mondialisé quand le local se déterritorialise sous l’effet du voyage et de la mobilité ?


Quel est le « schème de commutation » qui convertit le « dépôt des expériences passées en disposition pour l’avenir » et qui « orchestre » sans « être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre » ? Et quand on mobilise, en management interculturel, la notion de stratégies identitaires à la suite de travaux en psychologie culturelle, comme nous le faisons, ne court-on pas le risque de la limiter à des stratégies psychologiques individuelles toujours en lien, par exemple, avec le contexte de l’immigration et du passé colonial ? Évoquer le bricolage revient-il à parler de réinterprétation « au sens du glissement de sens », d’analogie « au sens de correspondances déduites par ressemblances », de principe de coupure au sens d’alternance des codes entre éléments incompatibles s’ils sont présentés ensemble, de cohabitation enchantée des contradictoires (« bris-collage ») par opposition aux procès dialectique qui traque de supposées incohérences (« véritable bricolage ») ?


Il est, à mes yeux, nécessaire d’expliquer en détail combien il est contre-intuitif de considérer le bricolage identitaire des personnes mobiles, entre plusieurs pays, plusieurs régions, plusieurs villes, plusieurs réseaux humains et sociaux… comme autre chose qu’une entité abstraite qui se laisse constituer, au final, en sujet d’une proposition. C’est pourtant ce que font la plupart des auteurs en management interculturel qui ont l’habitude d’attribuer ce qui arrive à une cause unique (la culture, le Moi, le Je…).

Les sociologues-praticiens auxquels je me sens appartenir sont convaincus que l’on ne peut offrir aux autres d’algorithme permettant de rendre le monde social calculable et de recettes pour « bien travailler avec les Chinois » ou « avec les Italiens ». A l’heure de la mondialisation, on saurait de moins de moins de chose quand on connaît le passeport de quelqu’un. Les variations interindividuelles (de comportements, d’attitudes dans des situations différentes) et plus encore les variations intra-individuelles (dans une même situation), sont en général exclues du raisonnement scientifique censé devoir dominer intellectuellement la discipline du management interculturel (autour du paradigme fonctionnaliste et des travaux de Geert Hofstede ) au motif qu’elles ne seraient pas vraiment des différences que l’on puisse rattacher à la description de la culture et même à une interprétation analytique sérieuse .

Etudier les réseaux culturels et identitaires d’interdépendance formés entre l’individu et la société, entre l’acteur et le système, en prenant soin de rappeler que « personne l’ai vraiment prévu, voulu, projeté » , n’a toujours pas bonne presse en management interculturel, discipline fidèle en cela à une certaine volonté sociologique originelle de rompre avec la psychologie et qui nous semble donc attachée alors à expliquer souvent le « culturel par le culturel ».

A ce jeu, on risque souvent de confondre « type moyen statistique » et « régularité temporelle » avec culture des individus. On trouvera normal le gommage scientifique des singularités. A ce jeu, on préfère ignorer la pluralité de dispositions dont sont porteurs les individus pour rabattre la question éventuelle du conflit (inter-individuel et intra-individuel) à un point entre deux grandes tendances opposées (collectives). L’approche culturaliste que nous critiquons est donc souvent binaire et il convient d’en sortir.

La culture ne nait jamais, elle continue. Comment dès lors penser les bricolages, les tiraillements entre cultures nourricières et cultures des pays ou régions d’accueil ? Sous l’effet des diasporas, des migrations, des rapprochements d’organisations (fusions, acquisitions, alliances...), des mobilités géographiques, familiales, estudiantines... Quel nom donner à la multiplication des pôles d’identification ? Mondialité ? Les temps présents nous invitent à recourir à des principes de recherche interdisciplinaires qui en appellent ensemble à l’histoire, à la sociologie, à l’anthropologie, aux sciences de gestion...


Qu’entendre par "référentiel de sens" ?


Notre projet vise à se demander si le concept de « référentiel de sens » peut rendre utilement compte du sens subjectif que chacun donne à ses conduites en contexte multiculturel. Pour ce faire, la réflexion doit accorder, selon nous, une attention particulière à la manière dont la culture s’exprime dans l’action, c’est à dire à la façon dont les personnes sont prises dans un flux expérientiel qui les dépasse et face auquel elles tentent d’extraire des éléments de sens culturels et les réordonner dans un cadre plus large (parce que c’était mon rôle, parce que c’est mon intérêt, parce qu’aucun de nous ne l’aurait fait seul, parce que c’est notre intérêt…). Ces interactions semblent « plus qu’un simple partage ou échanges d’informations ; elles construisent, génèrent « quelque chose » d’autre que ce qui était présent avant l’échange : des significations, des actions coordonnées » . La situation ferait culture .

Nous voulons comprendre comment, plus que d’autres, des acteurs sont confrontés à des situations de dissonance et de tiraillement identitaires et notre projet, dès lors, est certainement travaillé par une tension entre, d’une part, œuvrer à une « sociologie du bricolage à l’échelle individuelle » et, d’autre part, comprendre le fonctionnement de l’esprit humain en général. Michel Serres a écrit que « vous ne cessez de coudre et tisser votre propre manteau d’arlequin, aussi nué ou bariolé, mais plus libre et souple que la carte de vos gènes » . Les mobilités et parcours de vie étudiés dans ce futur texte, et dans une série passée de nos travaux, « conduisent à une imbrication croissante des positions de centralité et des situations périphériques, brouillant les notions du dedans et du dehors, du dominant et du dépendant. (…) Penser l’espace relationnel et les territorialités mobiles demeure aujourd’hui inachevé » . Particulièrement en management interculturel qui préfère parler d’agrégats, de groupes, d’organisations, de champs, de cadres d’interactions...plutôt que d’individus pluriels aux identités « en archipel ». Ainsi, nos temps contemporains font que l’on ne peut difficilement envisager, selon nous, la notion de culture autrement que relationnelle, façonnée dans les enchevêtrements infinis de la globalité de certains flux culturels.


Comment édifier un management interculturel quand, pour le Français et l’Européen que je suis, la ligne bleue des Vosges n’a plus, comme l’écrit Bertrand Badie, cette « valeur paradigmatique d'autrefois » ? Partout, le ressort de la puissance des Etats se transforme, l’empire des firmes multinationales s’étend, les inégalités se creusent, débouchant sur une crise de la modernité, moins sous l’assaut d’un pluralisme des valeurs que d’un déficit de redistribution des richesses produites.

Quel renouveau heuristique proposer pour ne plus étudier la mobilité géographique à partir des seuls critères territoriaux (de l’État-nation) mais repenser le territoire à partir de l’expérience « rhizomatique » des personnes mobiles ?


La globalisation est souvent associée à l’idée d’homogène, de village global. Il y a une disqualification du trajet, de l’itinérance au profit de ce qui est stable, permanent. On y évoque peu les passages individuels d’une forme culturelle à une autre, ce qui participerait d’une « trajectographie », pour reprendre l’expression de Paul Virilio.

Pour aborder la question de la mobilité des cadres et des conséquences sur la construction de leurs identités, ce détour par la sociologie, puis par d’autres disciplines comme la psychologie (avec notamment l’utilisation des notions de stratégies identitaires ou d’ethnicité) et aujourd’hui la philosophie avec l’étude des notions d’identité narrative et de reconnaissance, nous est apparu comme le chemin le plus court pour comprendre un monde de l’entreprise qui m’était immédiatement peu compréhensible avec le seul recours des sciences de gestion.


Notre projet intellectuel place la notion de « référentiel de sens » au centre de ses préoccupations. En contexte multiculturel, le sens est classiquement conçu comme une valeur orientant les buts et l’action (dont les supposées valeurs issues de l’éducation d’un américain, d’un chinois seraient la source de prédictions de comportements) mais le sens doit être aussi appréhendé, et nous verrons en quoi, comme catastrophe, comme sensorialité, comme justification et comme narration d’une expérience entre partenaires de travail différents.


Cette multiplicité du moi apparaît en opposition avec une certaine tradition occidentale qui veut que les règles de conduite et la morale qu’un individu endosse à l’égard de ses proches soient les mêmes que celle qu’il endosse dans tous ses rapports sociaux. On en trouve illustration dans la figure du puritain chez Max Weber, qui voyait dans ce que nous pourrions appeler « clivage » du moi une source de perte de sens. Il faut attendre Georg Simmel pour y voir aussi une possible source d’enrichissement.

À sa suite, George Herbert Mead écrira qu’« une personnalité multiple est en un sens normale » . Jon Elster dans, son ouvrage « The Multiple Self », propose différentes figures de la fragmentation ou division des soi : une perspective de division du haut vers le bas, avec des soi hiérarchisés, attachés entre eux par un ordre de préférences, une perspective de soi successifs à travers le temps des changements identitaires, une perspective de soi parallèles correspondant à des vies parallèles chez une même personne…

Le « Je », dès lors, peut-il rendre compte d’un tel sujet pluriel ? Philippe Malrieu observe en quoi les conduites d’un individu sont amenées à « s’intersignifier » au sein de différents domaines d’action (l’économie, la politique, l’art, la sexualité) qui peuvent avoir tendance à s’autonomiser les uns des autres et plonger l’individu dans des systèmes de valeurs et des systèmes d’attente antagonistes les uns des autres. Il ouvre une piste féconde à l’exploration du « référentiel de sens » et considère la personne comme « le réseau des réseaux ». En tant qu’ensemble, elle dépasse, tout en dépendant d’eux, les systèmes biologique et social (ses parties).


Quelles figures nouvelles de compréhension proposer pour une pensée de la « relation » ?

Je me demande si l’on peut considérer d’autres images métaphoriques permettant de comprendre comment ethnicité, identité, altérité et interactions peuvent faire « bon ménage », et surtout comprendre les stratégies identitaires des personnes mobiles grâce à des modèles originaux d’analyse ? Il s’agit d’étudier comment des horizons sémantiques supplémentaires naissent et se proposent comme légitimes pour l’individu que l’on étudie et ainsi de souligner une dialectique de la matière culturelle et de la forme culturelle que travaillent tout processus « d’interculturation ».


Identité – dimension souvent oubliée des recherches en management interculturel - et culture doivent être pensés ensemble pour entrevoir le rapport au monde de celui que nous avons nommé « Homme mondialisé » dans nos précédents travaux. Culture et identité sont les composantes et processus d’une entité plus large, l’être. C’est l’opération relationnelle qui a valeur d’être et, dès lors, les concepts de culture et d’identité apparaissent trop restreints pour englober la nature du problème à résoudre en réalité quand on explore une situation interculturelle. Pour mieux le comprendre, nous mobiliserons les outils de la philosophie dite du devenir, depuis les multiplicités de Henri Bergson à la figure du rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattari, depuis les individualisations impersonnelles de Gilbert Simondon à la notion de relation de Edouard Glissant.

Nous utiliserons également les apports d’une approche « sémio-pragmatique » de l’interculturalité développée en sciences de l’information et de la communication ainsi que d’une approche propre à la sociolinguistique variationniste développée notamment par William Labov ou par Nikolas Coupland.

La recherche en management interculturel cible la compréhension d’une multiplicité dans les effets d’un système. « La multiplicité ne doit pas désigner une combinaison de multiple et d’un, mais au contraire une organisation propre au multiple en tant que tel, qui n’a nullement besoin de l’unité pour former un système » écrit Gilles Deleuze .


Cette réflexion, nous la présentons, en priorité, dans cinq ouvrages :

• Dominique MARTIN, Jean Luc METZGER et Philippe PIERRE, Les métamorphoses du monde. Sociologie de la mondialisation, Editions du Seuil, 2003.

• Evalde MUTABAZI et Philippe PIERRE, Pour un management interculturel. De la diversité à la reconnaissance en entreprise, L’Harmattan, 2008.

• Pierre-Robert CLOET et Philippe PIERRE, L’Homme mondialisé. Identités en archipel de managers mobiles, L’Harmattan, 2017.

• Jean-François CHANLAT et Philippe PIERRE, Management interculturel. Evolution, tendances et critiques, EMS, 2018.

• Michel SAUQUET et Philippe PIERRE, L'Archipel humain. Vivre la rencontre interculturelle, ECLM, 2022.

Ce que je crois en matière de management interculturel
Couverture Archipel humainL’archipel humain verso

Le management interculturel en 50 définitions :

(Tiré de l’ouvrage de Jean-François CHANLAT et Philippe PIERRE, Management interculturel. Evolution, tendances et critiques, EMS, 2018).

Qu’est-ce que le management interculturel ?

1. Le management interculturel est une tentative d’explication des différentes manières, en différents pays, en différents territoires ou espaces, dont l'homme, en entreprise et en organisation, est à la fois le produit du milieu social, de la culture environnante et l’acteur d'une progressive construction de soi et de son émancipation. Entre l’ordre déterminé des choses et la liberté de la conscience individuelle, le management interculturel éclaire un monde intermédiaire, un réseau tramé de références, un système de sens - et des sens - donnés et déposés par l’histoire. Un monde où la culture peut se définir comme l'élément appris du comporte¬ment humain, comme l’aspect humain du social, comme l’étude des chaînes de signification qui donnent sens aux situations de la vie quotidienne comme à celles de la vie au travail. Avec les apports du management interculturel, il s’agit de tordre le coup aux notions de « nature humaine », de « nature biologique universelle » ou de « nature psychologique éternelle » et la volonté d’étudier l’homme dans les contextes sociaux, matériels et symboliques dans lesquels il nait, grandit, est pris et se développe. Ainsi, pour les interculturalistes, la culture est pour l’homme ce que l’eau est pour les poissons, l’aspect tangible de notre environnement, ce que nous voyons et aussi l’aspect subjectif de cet environnement que nous voyons. Nous ne pouvons le dire avec certitude pour les poissons !

2. Le management interculturel est une approche anthropologique - pluridimensionnelle - des organisations et des êtres humains en situation qui s’intègre dans un mouvement contemporain plus large et dont l’objectif est de dépasser les oppositions classiques : individu-société, ordre-désordre, autonomie-dépendance, coopération-compétition, structure-histoire… dans le but d’une compréhension des interactions entre diverses cultures d’appartenance (locale, régionale, nationale…), cultures et sous-cultures professionnelles et d’entreprise (J. F. Chanlat, 1990). Le management interculturel a tout intérêt à réunir ce qui était jusque-là séparé, mettre en évidence des dimensions oubliées, réaffirmer le rôle du sujet, de l’expérience, de la symbolique dans les organisations, tout en les resituant sans cesse dans leurs cadres sociohistoriques. Tant que les humains useront de symboles et d’actes symboliques pour exprimer leurs désirs, la culture se donnera à voir comme expérience vécue à comprendre, comme part d’une disposition pulsionnelle à explorer, comme système de défenses préétablies et utilisables visant également à préserver la continuité de l’espèce, des sociétés et des individus.

3. Le management interculturel affirme l’enchâssement de la raison instrumentale dans des contextes culturels qui en diversifient sans cesse les manifestations. L’ordre social ne trouve pas son fondement dans l’esprit en soi – un concept théorique - mais largement à travers les représentations collectives et symboliques qui varient d’une société à l’autre. Le management interculturel ne considère pas l’essence de la technique comme une simple question de méthodes ou de processus décisionnels. Aucun acte de gestion n’étant dépourvu de sens, toute organisation de management est toujours culturellement ancrée. Le management interculturel est donc défense et affirmation d’un pluralisme axiologique qui considère que l’intérêt (économique, humain) ne peut être résumé aux seuls intérêts matérialistes.

4. Le management interculturel critique un rationalisme excessif issu d’Occident. Ce champ anthropologique invite traditionnellement à une critique de l’idée d’un modèle universel de gestion qui serait partout efficace et efficient. Il éclaire le domaine du management comme une forme caractéristique du monde occidental dotée de notions opératoires et de concepts formés à l’intérieur d’une civilisation, dans son type de savoirs et dans sa forme singulière de philosophie de l’action. Modernisation et occidentalisation ne sont pas synonymes l’une de l’autre. Pointer d’autres formes de modernisation que celles connues par l’Occident, d’autres formes de décolonisation connues à partir d’autres centres que le seul Occident, amène à déconstruire la croyance en l’existence généralisée de terres exotiques et immobiles qui ne seraient pas entrés suffisamment dans l’Histoire et dans lesquelles les individus vivraient – tous pareils – sous un régime du tout « collectif ». Le projet du management interculturel ne limite pas l’anthropologie sociale aux sociétés archaïques. Il en élargit la portée à toutes les aires civilisationnelles. Ce projet invite à être sans cesse en alerte pour savoir si nos concepts ont des équivalents non occidentaux et faire de la traduction un impératif épistémique.

5. Le management interculturel rappelle que les capitalismes aussi sont culturels. La puissance de la Chine, celle de l’Inde, du Brésil, de la Russie, de l’Afrique du Sud mais aussi de l’Indonésie, du Nigéria… invitent à questionner le caractère d’universalité des seules variables structurelles de l’économie, les liens entre valeurs et action managériale et à identifier des formes de relations humaines généralement tues ou ignorées parce que jugées à tort comme « archaïsantes » quand on commerce ou produit ensemble (le niveau de la famille, des réseaux de soutien, celui des affiliations ethno-tribales…). Le management interculturel est invitation à un comparatisme d’envergure qui vise non seulement à se méfier mais, plus encore, à remanier des cadres conceptuels quand ceux-ci sont pensés en un seul lieu pour conduire à une concurrence économique généralisée.

6. Le management interculturel éclaire le concept de « société-monde », devenu paradigme central des sciences sociales. Le management interculturel est né dans ce contexte des années soixante-dix où les sphères dirigeantes de grandes entreprises majoritairement anglo-saxonnes ont fait appel à des actions de conseil et à des travaux plus théorisés ayant pour but de connaître la culture des marchés, la conception culturelle du « besoin » à satisfaire, comme une stratégie préalable à toute implantation (F. Gauthey, I. Ratiu, I. Rodgers et D. Xardel, 1988 ; F. Gauthey et D. Xardel, 1990) ou à toute expatriation. C'est à la suite de travaux sur la présence des forces militaires occidentales hors de leurs sols, des recherches sur la fuite des cerveaux des pays dits alors « en voie de développement », qu'une préoccupation « interculturelle » nouvelle a rejoint la question de l’expatriation (P. Pierre, 1999 ; 2009) ou de la négociation internationale (J. C. Usunier, 2009) et que l'on s'est intéressé de plus près à une compréhension cognitive, émotionnelle et comportementale du partenaire et du milieu d’accueil étranger, à la capacité d’action face à des situations peu connues, ambivalentes et parfois incongrues à mesure que l’on communique à distance et dans des temporalités de plus en plus asynchrones…

7. Le management interculturel est une science des phénomènes culturels émergents dans les champs du travail. L’évolution des rapports de production depuis un demi-siècle a libéré un espace nouveau d’interprétation de phénomènes culturels liant réalités présentielles et distancielles : accroissement des mobilités géographiques, notamment Sud-Sud, influence croissante des diasporas, importance des télécommunications à distance au quotidien pour un nombre grandissant de personnes, travail dans plusieurs langues, carrières dans plusieurs entreprises elles-mêmes soumises à des fusions, acquisitions, joint-ventures... Le management interculturel est une matrice disciplinaire qui recouvre à la fois la gestion des équipes et des complémentarités lors des rapprochements d’entreprise en contexte mondialisé, la négociation de contrats à travers de prétendues barrières culturelles, les transferts internationaux des outils de gestion, la performance d’équipes multiculturelles de travail, les actions de formation comme l’expérience subjective d’intégration de futurs expatriés et de leurs familles en terres étrangères. Le management interculturel reconnaît des situations de travail où le message reçu ne correspond pas à ce que l’émetteur avait pour objectif de dire et explore le fait que de plus en plus d’individus expérimentent des moyens inventifs d’être ensemble sans être présents physiquement. Le management interculturel a aussi pour objet d’en faire un inventaire précis.

8. Le management interculturel ne se reconnaît pas dans un seul mode de connaissance systématique érigé en discipline. Le management interculturel répond-il aux critères scientifiques d’une discipline propre : un objet « propre », des théories spécifiques, une tradition méthodologique reconnue (les disciplines en sciences sociales ne prétendent plus posséder une méthodologie « spécifique»), des débouchés scolaires pour ceux qui s’y adonnent avec des moyens de diffusion de revues, de colloques ainsi que des postes universitaires identifiés et liées à cette science ?

9. Le management interculturel cherche un socle culturel commun de l’expérience quand peu semble converger. Il vise à modifier les « attentes de comportement » (M. De Nanteuil, 2016) à partir de la clarification des bases culturelles et éthiques de leurs actions. Plus précisément, cette discipline supposée s’intéresse à la capacité d’un système productif à établir des normes de travail légitimes, des modes de management, des complémentarités qui créent de la valeur pour plusieurs parties qui diffèrent (par delà les évidentes ou supposées différences d’âges, d’origines ethno-raciales, d’origines culturelles, de genres, de situations de handicap visibles ou invisibles, de nationalités....). En cela, le management interculturel s'attache autant à une diversité du personnel déjà là, endogène, qu’à celle produite par une internationalisation croissante des entreprises et une présence de personnels occidentaux en terre étrangère (aspect exogène). Il tente, par des actions organisationnelles et relationnelles, à les insérer dans l’exercice des fonctions de l’organisation, en vue d’améliorer sa performance économique et sociale (O. Meier, 2013).

10. Le management interculturel est un projet progressiste de société où l’entreprise peut devenir un lieu d’intégration des travailleurs. La visée interculturelle est partie prenante de « l'avènement d'un état humain jugé préférable » (C. Camilleri, 1989, p. 389). Face à l’émergence de nouveaux paradigmes relatifs à l’intelligence économique, au développement durable et à la RSE (Responsabilité Sociétale de l’Entreprise), avec le management interculturel, c’est la possibilité même de composer une société véritablement plurielle et équitable qui est en jeu, une société dont les sujets seraient eux-mêmes multiples, pouvant accéder à un spectre plus large de modalités d’engagements et de loyautés dans le monde. Il y a constamment présent, dans le projet interculturaliste, l’étude des relations d’interdépendance entre performances économiques et qualité du social.

11. Le management interculturel considère la discussion et la pratique de la controverse comme une perspective de justice. Comment donner crédit à ce qui ne nous ne ressemble pas tout à fait dans l’espace du travail et ainsi coopérer longtemps ? Voici une des questions centrales posées par le management interculturel En effet, la gouvernabilité des univers organisés, sous la poussée des différences culturelles, doit réussir à faire lien entre les différentes conceptions du juste qui sont incorporées dans les décisions. On ne peut exclure du management interculturel l’étude des dimensions de la justice sociale et du pouvoir de dénonciation des structures d’intelligibilité sous jacentes à la reconnaissance. On se doit de ne jamais se cantonner, en tant qu'interculturaliste, à une description quasi-topographique des différences culturelles entre pays sans réfléchir – en même temps – à la possibilité d’un socle commun de compréhension et d’action en organisation.

12. Le management interculturel est l’examen des écarts entre discours affichés et pratiques vécues des acteurs. Privilégiant la dimension explicative de la culture, s'impose à l'interculturaliste la question de mesurer et d'examiner avec sérieux les contradictions existantes entre les bases culturelles affichées de la rationalité, portées par les sphères dirigeantes de l'entreprise, et celle des éléments vécus, d'ordre culturel, propres aux divers contextes locaux dans lesquels l’organisation s’est développé (filiales, établissements, sites industriels, directions fonctionnelles, partenaires sociaux, équipes diversifiées du point des âges, des origines, des métiers, des trajectoires professionnelles et de vie...). L’entreprise fait face à de constants décalages entre ce qui est prescrit par un bureau des méthodes au siège et ce que font concrètement les personnels sur le terrain quand ils mobilisent des éléments de leurs cultures, défendent ou assument leurs croyances. En définissant ces écarts entre « discours prescrit » et « dimensions vécues », le management interculturel constitue un mode d’interrogation particulier des puissances établies, de leurs manières de se légitimer et de leurs discours définitifs.

13. Le management interculturel est une lecture du monde du travail qui invite à l’humilité. En insistant sur l’écart, l’erreur, sur le caractère partial de nos jugements… mais aussi sur le revers de l'activité économique internationale (terrains de pressions, violence, corruption, manipulations… trop rarement abordés dans la littérature managériale), le chercheur en interculturel souligne des résistances culturelles constantes à l’œuvre dans la gestion des équipes de travail. Ayant peu de prétention à l’affirmation, le management interculturel ne prend pas le pouvoir. Il ne dit pas comment faire. Il rappelle que son propre comportement peut faire problème. Il ne donne pas de recettes. Il ne prépare pas à agir avec des Japonais ou des Espagnols. Il éveille, questionne. Le management interculturel prépare à l’imprévu des rencontres. Il est « étonnement volontaire ». Découvrir s’il est d’autres modes possibles de cohérence, ce que F. Jullien (2008) nomme d’autres intelligibilités, permet de revenir sur les partis pris à partir desquels s’est développée notre propre pensée. Le management interculturel s’appuie sur de constants efforts de traduction d’un énoncé pertinent dans un certain univers de sens pour un autre univers de sens (J. Gilbert, 2015).

14. Le management interculturel est une lecture du monde du travail qui insiste sur les faits dissonants et les actes de revendication. Il participe de l’étude des processus par lesquels des individus mettent en avant ou parviennent à dissimuler leurs appartenances culturelles, sociales ou ethniques étant entendu qu’ils doivent participer à des actions communes, respecter les mêmes règles et a priori se comprendre pour assurer la pérennité d’un système social. Comment joue t’on à être « étranger » pour conquérir du pouvoir en organisation ? La recherche en management interculturel, jusqu’à présent, a fait assez peu de place au caractère pluriel des appartenances des individus, aux jeux, aux dissonances et aux tiraillements identitaires, préférant se focaliser sur la révélation de différences comportementales culturelles issues de processus de socialisation nationaux. Si le management interculturel peut être utile à quelque chose, c’est en ce qu’il pointe, explore, reconnaît les processus humains de « pluri-appartenance », tous les moments où l’on peut « être ici et là, être ceci et cela, habiter des deux côtés de la frontière, emprunter une troisième voie entre homogène et différenciation » (A. Nouss, 2005, p. 10). Le management interculturel s’offre à ceux qui croient que nos temps présents devraient fournir à chacun « le privilège d’appartenir à plusieurs mondes en une seule vie » (S. Gruzinsky, 1999, p. 316).

15. Le management interculturel est une approche compréhensive, systémique et interactionniste des situations de travail. Nos recherches, nos activités d’enseignement mais aussi nos actions de conseil aux organisations visent non pas à comparer différentes cultures mais à cerner la manière dont une relation et un cadre signifiants sont progressivement définis par les acteurs comme conventions et évoluent tout au long d’une rencontre, malgré les différences culturelles perçues. L’utilisation de la notion d’ethnicité participe de cette approche interactionniste et de « cette démarche de problématisation des appartenances » (M. A. Hily, 2001) qui est propre au management interculturel. La diversification des mouvements de personne à l’échelle mondiale favorise l’émergence de l’appartenance ethnique comme catégorie pertinente de l’action sociale et la tendance réelle à en faire dériver des loyautés et des droits collectifs concurrençant la Nation ou la conscience de classe. Loin de conduire à l’assimilation, loin de se comporter en vague uniforme, la mondialisation a pour effet d’accroître la conscience et la signification de l’ethnicité. Le management interculturel prend acte de ces effets constants de ressac.

16. Dans une production différentielle des cultures, le management interculturel fait une large place à l’étude de l’imprévisibilité des conduites. Nous défendons, dans ce livre, une conception du management interculturel opposée à l’obsession classificatoire, du rangement mais favorable à celle du dérangement (F. Jullien, 2012), insistant sur le constat que les acteurs en entreprise et en organisation peuvent puiser dans différents registres d’appartenance. En ce cas, le présent aurait d’autant plus de poids dans l’explication des comportements, des pratiques ou des conduites, que les acteurs sont pluriels, qu’ils sont le produit de socialisations dans des contextes sociaux devenus multiples et hétérogènes. Ainsi, au terme de différence culturelle, nous préférons, comme F. Jullien, celui d’écart. L’écart relève d’une logique du surgissement, de l’émergence, de l’immanence. Or force est de reconnaître que la plupart des recherches en management interculturel privilégient encore une approche nomothétique selon laquelle les différences constatées sont une question de degré ou d'intensité par rapport à quelques lois de portée générale. « Il ne s’agit donc pas de considérer l’interculturel comme un concept clos (présentant des éléments stables) mais de l’utiliser comme une esquisse dont les contours ne sont pas fixés » (M. A. Hily, 2001).

17. Le management interculturel questionne, au travers de la notion d’interculturalisme, les ressources acquises par chacun à pouvoir s’émanciper. Le management interculturel devrait davantage participer, à notre sens, d’une perspective critique en management de l’émancipation du sujet. Il devrait conduire à une réflexion sur l’élucidation des registres de justification donnés par chacun quand il travaille et au dévoilement de la soumission culturelle librement consentie chez beaucoup à des systèmes de pouvoir capables de s’instituer en discours, pratiques et objets légitimes. Parce que le management interculturel s’est longtemps destiné à produire un ensemble de dispositifs normatifs visant à assurer l’efficacité d’une action collective, il devrait être davantage soucieux qu’il ne l’est aujourd’hui d’une éthique de la reconnaissance dans les entreprises et organisations que nous pointons, au fil de ces pages, au travers de la notion d’interculturalisme.

18. Le management interculturel est une manière originale de penser la lutte pour la reconnaissance. Cette lutte, qui apparaît comme un puissant paradigme en sciences sociales aujourd’hui (A. Honneth, 2000 ; C. Dejours, 2004), s’exprime par une contestation radicale du modèle universaliste prônant l’indifférence aux différences et recouvre l’étude de nouvelles formes de religiosité, de liens communautaires, de réalités diasporiques, de recomposition des structures familiales, et l'émergence de nouveaux modèles d’organisation du travail. La culture est aussi ce qui permet de sortir de l’expérience de soi, d’échapper à la conscience malheureuse de n’être que soi-même, d’être toujours avec soi « comme en un mouvement circulaire qui semble immobile » (F. Flahault, 2004, p. 47). Elle se donne à voir comme une somme d’écarts, capacité à s’étonner d’un décalage à soi-même.

19. Le management interculturel explore la condition de sujets-travailleurs habitant la frange d’une réalité « entre deux ». Le management interculturel est conduit à de plus en plus étudier les personnes entre deux cultures nationales, quotidiennement entre deux villes, entre deux traditions familiales, entre deux systèmes rôles professionnels selon les lieux et les interlocuteurs… Il invite à un renouveau critique de la notion d’identité culturelle et à porter attention à ces univers subjectifs, « intraculturels » en quelque sorte, constitués d’équivocité (à la présence de schémas interprétatifs multiples pour une même situation et valables), de tiraillements, de dissonances et dans lequel les acteurs octroient du sens aux situations selon des systèmes de références potentiellement antagonistes et contradictoires. Le management interculturel se demande quel est le « vécu » empirique des sociétés pluralistes dans lequel l’on pourrait être situé mais étonnamment aussi, participer de plusieurs mondes ? Il est appel à sortir du binarisme (Orient et Occident, holisme et individualisme…) pour accéder à une perspective plurielle d’un travail socio-anthropologique historique et comparatif.

20. Le management interculturel contribue à faire passer la notion de culture d'une conception objectiviste (admettant la culture comme chose en soi et héritée) à une conception de plus en plus subjectiviste (la culture en tant que vécue et produite par les individus). La réflexion interculturelle en entreprise et organisation doit être pleinement liée au long développement de l’individualisme contemporain (à ce processus à l’œuvre d’individualisation magistralement illustré dans l’étude de l’adaptation des immigrants polonais dans les villes américaines, en 1918, par W. I. Thomas et F. Znaniecki), à la relativisation d’identités liées autrefois d’office à un statut et à une pluralité de communautés vécues d’appartenance qui confèrent aujourd’hui des droits (économiques, sociaux et aussi culturels) et sous-entendent des devoirs et des conflits de loyauté dans un contexte qui serait davantage « mondialisé ».

21. Le management interculturel dévoile ce lien constant tissé entre cultures, psychismes et jeu des identités. Le monde entre la conscience individuelle et l’ordre des choses est constitué d’abord par le corps et le langage. Le sens n’est pas dans les consciences. Son existence naît de l’interaction entre ces consciences qui ne sont pas réceptacles passifs des sensations. Toute recherche interculturelle peut ainsi se lire comme une étude du lien entre psychisme et culture. Deux dimensions qui se fécondent mutuellement et nourrissent le jeu des identités. Tout comme l'universel, ce jeu identitaire ne cesse de fuir quand on veut s'en approcher. Il se révèle un instituant insaisissable de nature imaginaire. Le management interculturel rappelle constamment qu’exister symboliquement, c’est différer. Dans la perspective pointée par R. Sainsaulieu, on ne peut donc réduire le rapport au travail à un simple lien instrumental, simple réceptacle des rapports sociaux, et isoler l'acteur du système dans lequel il opère puisque les projets individuels et les tentatives de manipulation de son identité, apparaissent liés, de manière indissociable, aux projets des institutions dans lesquels les individus sont appelés à se réaliser.

22. Le management interculturel est un appel à passer des comparaisons culturelles termes à termes (de pays à pays principalement comme dans les premiers travaux de G. Hofstede) à une anthropologie des logiques d’action davantage centrée sur les compétences de femmes et d’hommes pluriels (B. Lahire, 1998 et 2004). Dès lors, rappelle M . A. Hily (2001), « une approche sociologique des contacts culturels aurait pour objet la production des compétences des groupes à se repérer dans des répertoires de signes et à penser selon différents registres que les acteurs élaborent dans un type spécial de contexte défini comme « interculturel ». La problématique se déplacerait donc de l’étude des processus acculturatifs matériels ou formels, que subiraient des modèles normatifs, à l’étude des acteurs culturels selon qu’ils opèrent dans telles ou telles situations, selon quels enjeux et à quelles fins ».

23. Le management interculturel reconnaît que cultures, psychismes et jeu des identités forment un trio incongru. Paraphrasant R. Brubaker (2001), on soulignera l’étrangeté de la notion de culture qui signifierait trop lorsqu'elle est entendue et trop peu lorsqu'à l'inverse elle est comprise dans un sens faible, ou même rien du tout du fait de son ambiguïté. Mais on pourrait aussi, à l’inverse, certainement dénoncer le « cliché constructiviste » d’une identité forcément changeante, profondément soumise aux situations et interlocuteurs rencontrés. Et R. Brubaker (2001) de souligner le caractère étrange du concept d’identité (fréquemment opposé à l'« intérêt» froid et instrumental) qui recouvre à la fois « quelque chose de supposément profond, fondamental, constant ou fondateur » et aussi « la nature instable, multiple, fluctuante et fragmentée du « moi » contemporain ».

24. Le management interculturel est un domaine de recherche et d’interprétation des conduites toujours en retard ! Faire de la recherche en management interculturel, c’est découper dans le maquis des conduites humaines un arrière-plan qui fournit une signification à un contenu, une disposition choisie, voulue à arrêter l’interprétation (J. Bouveresse, 1991, p. 37 cité par G. Lenclud, 2013, p. 102) et à considérer que l’on a compris quelque chose et bien à stopper un cheminement explicatif. Cultures, psychismes et jeux des identités auront toujours cela de commun que nous nous contenterons toujours d’une représentation forcément approximative, en « gros », de la complexité de la réalité sociale et du fonctionnement humain (V. Descombes, 2013, p. 59). « En gros » et en retard ! La notion de culture vient toujours après la vie. Elle participe d’une mise en parenthèse de la manifestation organique, de l’évènement, de ce qui se métamorphose. La culture est « reflet lexical d’une conceptualisation d’idéaux » selon la belle formule de P. Chanson (2011, p. 166). « L’homogène ne peut venir qu’après et reste de toute façon un concept fictionnel » ajoute l’anthropologue (2011, p. 166) qui rappelle avec A. Nouss (2001, p. 552) que la pensée métisse (celle qui intéresse aussi F. Dervin) « n’est pas une pensée de l’être, mais du peut-être, ce qui n’est pas rien ! ».

25. Le management interculturel est invitation à étudier « quelque- chose qui se passe » et non « quelque-chose qui est » (S. Stryker, 1980, p. 128). Si la structure sociale se perpétue, c’est en se transformant. Davantage qu’aux lignes d’actions et valeurs constatées effectivement une fois l’interaction achevée, le management interculturel doit s’intéresser, selon nous, aux passages rapides et fréquents d’une logique d’action à une autre sans que l’on puisse concevoir une organisation comme un système de représentations et d’idées partagées mais plutôt comme « un point d’intersection et de synchronisation où les micro-motivations des acteurs sont transformées en macro-comportement organisationnel » (F. Allard-Poesi, 2003, p. 99).

26. Le management interculturel est un appel à considérer la culture non comme une simple juxtaposition de traits culturels mais davantage une manière de les combiner tous. Une culture n’est pas une essence profonde aux « contours nets » mais davantage un ensemble de normes interprétatives de références, de repères de signification possibles et activées selon les contextes. Ainsi, le management interculturel s’intéresse autant à la dimension normative et cognitive de la culture (qu’est-ce que les femmes et les hommes d’un ensemble culturel reconnaissent comme leur « monde » et comme « différent » ?) qu’à sa dimension expressive (comment ces femmes et ces hommes défendent-ils, argumentent ou mettent en scène les hiérarchies de valeurs qu’ils fondent ?). Les individus ne sont pas les simples produits de leurs cultures d’appartenance mais façonnent aussi les cultures dont ils sont issus. En cela, les conditions de l’action ne sont pas des déterminations et J. Zask (2015) a raison de souligner qu’une culture n’est pas une règle mais une affaire d’usage et qu’« un usage ne s’accompagne pas d’un mode d’emploi fixe et défini ».

27. Le management interculturel enrichit la distinction entre culturel affiché et culturel pratiqué par la notion de culturel vécu. Le culturel est « derrière toutes les conduites justifiées » (S. Chevrier, 2012, p. 77). Dès que les acteurs expliquent les raisons de leurs actions, ils en appellent à des principes généraux, détachés du particulier et invitent à un basculement du particulier au général. Le management interculturel admet que « la culture est à la croisée de deux déterminations : la logique relationnelle et la logique d'appartenance qui opèrent l'une sur l'idée de réseau, l'autre sur celle de structure et de code ». On ne voit des propriétés culturelles que quand elles se manifestent. Le management interculturel tient d’une problématique « des modalités de déclenchement des schèmes d’action incorporés (produits au cours de l’ensemble des expériences passées) par les éléments ou par la configuration de la situation présente, c’est à dire la question des manières dont une partie - et une partie seulement - des expériences passées incorporées est mobilisée, convoquée, réveillée par la situation présente » B. Lahire (1998, p. 60).

28. Le management interculturel a intérêt à mobiliser la notion de catastrophe. Considérant qu'il n’y a pas de culture première, singulière servant d’identité référente, dont les diverses cultures rencontrées de par le monde, au pluriel, ne seraient que des variations, le management interculturel privilégie la plausibilité à l’exactitude. Points de départ à des généralisations prudentes, les cultures nationales peuvent ici être assimilées à des « générateurs d’aperçus » des environnements d’affaires plutôt qu’à des « cartes topographiques exactes, définitives et détaillées du terrain interculturel » (M. Caldas, 2009, p. 57). Dans ces contextes d'environnement d'affaires interculturels, on appellera « catastrophe » ce qui permet au système de subsister quand il devrait normalement cesser d’exister. La « catastrophe » est donc une manœuvre de survie d’un système mis en demeure de quitter sa caractéristique normale » (R. Thom, 1977, p. 86, cité par N. Delange, 2003). Bien différente de la notion de risque associée à une menace ou un danger, incorporer la notion de catastrophe à toute recherche interculturelle, revient à envisager la culture comme la « trace » d'un événement qui vient s'inscrire dans un individu. En cela, une culture n’est pas un acte de jugement d’une personne ni même une représentation, mais un processus qui se déploie à partir de traces laissées chez un individu à la suite des rencontres vécues et de son expérience de l’altérité (N. Delange, 2003, p. 55).

29. Le management interculturel ne saisit qu’une partie du réel seulement. N. Pépin (2007, p. 73) souligne que « l’image qu’à de lui-même un être humain est une abstraction, en ce qu’il n’est pas possible que cette image reflète la totalité de la vie vécue. La question est donc de savoir comment et jusqu’où un individu met au jour son intérieur et la découverte de son passé au travers de procédures de représentation de soi ». Le sujet pratique dans les recherches interculturelles est bien un sujet biographique qui ne peut se déprendre de sa constitution historique et des valeurs qui lui permettent de se décrire, de s’imaginer, de s’éprouver...

30. Le management interculturel étudie attentivement les récits de vie. Il s’intéresse de plus en plus à ces personnages (culturels) que l’on met en jeu dans un récit et qui nous permettent de figurer des aspects de notre vie psychique pour mieux résister sur le terrain du jeu social et de ses souffrances sourdes. Dans une perspective compréhensive et clinique (C. Dubar, 2004), les deux questions importantes sont alors celle du sens et de l’histoire : non pas seulement comment il se définit (« représentation ») mais qu’est-ce qu’il dit de son rapport au monde et à son histoire en disant cela (« représentance »). Dans quel réseau de signifiance tel ou tel élément d’une compétence interculturelle s’inscrit-il et comment prend-il vie dans l’histoire du sujet ?

31. Le management interculturel analyse les stratégies identitaires des acteurs en contexte et interroge l’inertie des structures de la personnalité. Chez un même sujet qui travaille, des croyances contradictoires peuvent ainsi coexister pacifiquement pendant longtemps, si elles appartiennent à des secteurs de la vie différents. Et nos sociétés hautement différenciées augmentent la probabilité d’expériences socialisatrices contradictoires liées aux migrations, aux mobilités résidentielles, professionnelles, inter ou intra générationnelles… et de cadres socialisateurs dissemblables (école, famille, réseaux de sociabilité, groupes professionnels, politiques, religieux…) que le management interculturel vise à étudier. J. Gilbert (2015) parle de « réactions inventives des acteurs face à cette nécessité d’articuler manières de faire et rôles différents ». Le management interculturel interroge la possibilité d’endosser une ou plusieurs identités de circonstance quand des éléments de signification s’intègrent en systèmes récurrents qui répondent, dans un autre ordre de la réalité, à des lois générales mais cachées. La dimension de l’ethnicité est ici centrale. L’ethnicité renvoie au travail de valorisation de traits d’ordre symbolique qui sont mobilisés par les acteurs sur fond de pratiques de vie et de représentations communes, elles-mêmes en lien avec une socialisation transmise au sein d’un groupe social ou national. Un des aspects importants du management interculturel est donc de s’attacher à la manière dont les acteurs pourront faire évoluer attitudes et comportements et qui dépend de leurs capacités à rejeter ou « à faire comme si », c’est à dire de comment ils négocient le mépris ou le dégoût que leur provoquent tels ou tels aspects d’eux-mêmes devant un milieu d’accueil pluraliste et potentiellement antagoniste. En cela, les motifs invoqués par une personne peuvent être en apparence conformes à ceux que l’on attend sur un territoire donné et destinés en principe à convaincre un auditoire. Mais les « raisons » d’agir sont toujours « re-spécifiées » par le cours des interactions dans lesquels elles sont plus ou moins péniblement énoncées et renvoient à la capacité chez chacun d’opérer des glissements entre en un nombre d’options possibles (L. Boltanski et L. Thévenot, 1991, p. 30).

32. Le management interculturel étudie la manière dont les femmes et les hommes bricolent avec des bouts et traits de culture dans un monde qu’ils comprennent mal et où la réversibilité (partielle) des rôles est possible. Ces figures, autrefois marginales, se placent aujourd’hui au centre des préoccupations des interculturalistes qui soulignent la menace permanente de l’effondrement des grands systèmes de sens et de la supposée centralité du « moi ». L’engagement de soi dans son travail se diversifie en compétences communicationnelles tandis que se délitent les ancrages existentiels durables (emploi à vie, garanties statutaires, stabilité des cercles familiaux et amicaux…). Une même valeur peut orienter différemment l’action selon les personnes. Un individu peut avoir d’un objet donné une représentation semblable à un autre individu mais l’amenant à moduler ses discours selon les scènes où il les énonce (C. Flament, 1989 et 1994).

33. Le management interculturel rappelle que la culture est un pli fait de plis. « Jamais nous ne nous posons de questions premières, comme nous le croyons peut-être encore naïvement, mais toujours pliées dans du culturel » (F. Jullien, 2008, p. 226). La culture est bien à travers quoi un sujet existe. Elle est la dimension de déploiement du sujet en même temps que son horizon à dépasser. Et l’on peut écrire que l’on vise à dresser, dans cet ouvrage, le tableau des raisons qui ont fait que les actions qui auraient du avoir lieu (en raison d’un « modèle ») n’ont pas eu lieu en vertu d’un « récit » (C. Lemieux, 2009, p. 74).

34. Le management interculturel met en lumière différentes échelles d’observation où l’évidence de l’explication culturelle n’est pas (toujours) une évidence. A chaque niveau d’observation peut correspondre un niveau particulier de structuration du social et d’invariant que l’on ne retrouve pas à une autre échelle d’analyse. A. Appadurai (2009) propose de « penser la configuration des formes culturelles comme fondamentalement fractales, c’est-à-dire comme dépourvues de frontières, de structures ou de régularités euclidiennes». Les cultures offrent cette sorte de régression quasiment infinie puisqu'in fine, toute culture s'actualise dans ses acteurs : d'où de possibles effets de transversalité, de transitivité, de combinatoire culturelle.

35. Le management interculturel invite à penser, tout à la fois, dans une perspective d’existence biologique, psychologique et social. Il reconnait l’importance de la notion « d’homme total » chère à M. Mauss puis à G. Devereux. Le « champ » culturel devient à la fois le monde à quoi nous nous référons dans une circonstance de notre vie (qui renvoie au mal que se donnent les gens à critiquer ou justifier, en dernière instance, des forces à l’œuvre) et ce dans quoi nous vivons depuis notre naissance (qui renvoie à des modèles de comportements sans cesse reproduits comme ceux de l’inconscient de la psychanalyse ou du caractère non conscient des structures linguistiques). Le champ culturel, comme authentique compétence psycho-sociale toujours dépendante des critères de jugements dominants d’une société, vise alors à limiter le risque à se voir défini comme différent ou à entretenir un rapport distancié à cette « différence » pour restaurer une image de soi blessée. En cela, la recherche interculturelle a à voir, pour nous, avec la théorie des jeux qui envisage une décision qui concerne plusieurs personnes en interaction les uns avec les autres et qui sont obligées de supputer les comportements d’autrui pour agir. Entre possibilité de compréhension du chercheur et rationalité de l’acteur, les recherches interculturelles questionnent en quoi l’individu adopte un comportement, des attitudes et a des raisons de le faire et aussi des manières potentiellement antagonistes de les justifier. Ce qu’explorent ces recherches interculturelles, c’est que certaines croyances ont pour causes des raisons que les autres individus d’autres pays ou contextes ne jugent pas comme valides ou légitimes. L’enjeu scientifique devient ici celui de « comparer des façons de composer en personne » (L. Thévenot, 2009, p. 53), de saisir et comprendre des engagements d’inégales portée publique et profondeur temporelle et qui illustrent des efforts faits par les individus sur des basculements de régimes (sans faire toutefois du sujet un sujet absolument autre une fois qu’il entre dans un monde différent).

36. Le management interculturel propose une conception du sujet qui peut s’apparenter en une étude des croyances collectives que l’on peut envisager comme systèmes d’arguments qu’un individu conserve tant qu’il n’y voit de concurrent sérieux. Dans ce jeu, les dimensions affectives et émotionnelles, les origines de nos désirs et des dynamiques psychologiques que nous mettons en œuvre pour les dominer, sont souvent oubliées et rares sont encore les auteurs en management interculturel qui proposent une perspective anthropologique d’un acteur pulsionnel (E. Enriquez, 1992 et 1997) et pourtant socialisé.

37. Le management interculturel relativise la notion d’organisation aux contours nets. Avec le management interculturel, il y a l’idée que dans un contexte d’internationalisation croissante et de diffusion des nouvelles technologies de l'information, il n’y aurait pas « un » espace social pour l’entreprise, mais peut-être autant d’espaces que de perceptions que les différents individus ou groupes en ont, ce qui amène non seulement, comme l’écrit E. Friedberg (1997), à « la complexification » mais également à « la relativisation radicale » de la notion même d’organisation. L’enchevêtrement d’espaces qui en résulte, niant toute possibilité de délimitation claire de frontières formelles pour l’organisation, ferait que la réalité et la vérité sont toujours relatives à un contexte, à un groupe social ou à un système de pouvoir.

38. Le management interculturel prône de nouveaux critères moraux de rapports à l'Autre. Les chercheurs interculturalistes mesurent dorénavant la « diversification des horizons herméneutiques et expérientiels des individus » (A. Semprini, 1997, p. 123). Comme l’écrit ce dernier, « c’est l’éventail des interprétations qui s’élargit. La vérité devient moins une affaire de transmission qu’une question de conviction. Le développement du paradigme communicationnel est un des moteurs de cette dynamique. Il est à la sémiosphère de l’espace multiculturel, ce que la connaissance et l’éducation était à l’espace politique de la modernité ». Dans de tels espaces interculturels, non seulement le risque d'engendrer des individus dépourvus d’une capacité de communiquer avec l’autre est important, mais la fatigue des acteurs, pour reprendre l’expression de N. Alter (1993), s’amplifie quand l’autorité devenue moins fonctionnelle ou statutaire est liée à l’obligation incessante de sans cesse convaincre ou mobiliser.

39. Le management interculturel ouvre à une pratique sociologique « immergée » des phénomènes émergents. Le management interculturel invite à l’ébauche d’une pratique d’intervention sociologique à mi chemin entre sociologie d’expertise et sociologie d’élucidation. L’accès au terrain, la capacité de dévoilement, qualité première des chercheurs en sciences sociales, est de plus en plus difficile et cela nécessite une «co-présence» entre observateur et observés, comme un «travail d’infiltration». Des personnes qui vivent, par exemple, une intense mobilité géographique, et en cela sont difficilement observables dans la totalité physique d’un atelier ou d’un seul bureau. Ils évoluent de plus en plus sur des scènes professionnelles plurielles, ne sont pas sédentaires et aisément offerts au regard du chercheur. Les phases de perception, de recueil des données sont de plus en plus difficiles d’accès pour le chercheur académique, car la capacité de beaucoup d’acteurs à faire appel à une théâtralisation de leurs comportements, va, à notre sens, croissante. La pratique de recherche du management interculturel invite à aiguiser une conscience critique qui invite à aller voir ce qui se passe en « coulisses », à relativiser la doxa et à pratiquer ou pas la règle du « tout dire » pour éclairer les non-dits de ceux qui dirigent ou animent des équipes.

40. Le management interculturel explore les espaces réflexifs de fidélité à une parole donnée. Avant de voyager ou au retour d’un voyage, les recherches interculturelles font état de ces espaces où l’on ne tourne jamais tout à fait « la page de sa vie » (N. Alter, 2012, p. 222). En ces temps de résilience ou de recentrage, on veut agir de manière cohérente par rapport à des valeurs et à une authenticité que l’on croit compromise par tant de passages d’un lieu physique à un autre, par tant de communications avec des partenaires de travail étranges, étrangers.

41. Le management interculturel lutte contre les discriminations et éclaire de nouvelles formes de critique sociale. L’enjeu même de la critique sociale change en insistant davantage sur les inégalités d’accès (aux transports par les airs, la mer, le rail, les autoroutes, aux câbles de fibre optique pour le téléphone, la télévision et les ordinateurs…) que sur la dénonciation des inégalités liées aux jeux de la reproduction de positions anciennes (J. Urry, 2005). Se faisant, le management interculturel est une pratique qui se refuse à la manie du classement. Le management interculturel ne cherche pas à rabattre le caractère ondoyant des constructions identitaires et culturelles sur un référentiel unique comme risquent de le faire des politiques mal pensées de gestion de la diversité et à soustraire la formation des préjugés de sa dimension « sociale » au profit unique de la dimension « raciale » ou encore à rejeter dans un « informel indifférencié » (C. Coquery-Vidrovitch, 2010, p. 322) les différences entre Hommes, Femmes ou en questionnement sur leur identité sexuelle, personnes valides ou handicapées, blanches, noires ou métis… Ce sont les discriminations qu'il faut chercher à reconnaître pour les combattre et non les identités de catégories trop vite définies dans un tableau de bord. La lutte contre les discriminations protège le minoritaire face à la tentation mimétique du majoritaire et sa tendance à un entre-soi qui étouffe.

42. Le management interculturel étudie les histoires de vie qui font blocage à une acquisition de compétences. Le management interculturel, par sa dimension anthropologique et historique, est une invitation à lire les inégalités ethno-socio-culturelles subies. Il s’agit bien de « de prendre en compte les déficits de compétences ou les inadaptations de ceux qui sont exclus de l’accès aux normes et codes dominants pour proposer des mécanismes de compensation ou de réparation » (S. Amoranitis, D. Crutzen, J. Godfroid, A. Manço, C. Partoune et D. Sensi, 2010). Il vise donc à comprendre les mécanismes qui occultent les rapports de domination qui se sont érigés, par exemple, lors de la colonisation et qui font que les individus et groupes entre eux érigent des frontières qui sont autant de structures fondatrices inconscientes d’un fait colonial (S. Bouamama et P. Tevanian, 2006) et de mécanismes culturels et sociaux de distinction. Le management interculturel devrait s'appuyer sur une « surveillance » active des processus discriminatoires et de leurs effets mais cette surveillance est le plus souvent contrecarrée par le renouvellement fréquent des équipes (gestion par projet, incitation à la mobilité fonctionnelle ou géographique, nouvelles restructurations).

43. Le management interculturel valorise une approche multidimensionnelle de l’individu en construction. Nombreux sont les chercheurs interculturalistes qui plaident pour une logique intersectionnelle de la diversité, c’est-à-dire la nécessité de prendre en compte la situation des personnes qui combinent plusieurs caractéristiques. Cette approche vise à mieux comprendre les phénomènes de domination, de hiérarchisation et d’exclusion que l’on peut observer sur le marché de l’emploi et la manière dont se combinent ces différentes caractéristiques pour renforcer ou, au contraire, atténuer des situations d’inégalités. Il s’agit de comprendre – sans que ces données soient réservées au responsable diversité et gestion des ressources humaines - comment les différentes caractéristiques interagissent et s’influencent mutuellement et d’identifier les processus organisationnels à travers lesquels sont construits les privilèges et positions des individus dans un groupe et/ou une entreprise. Ces travaux qui s’inspirent des « critical management studies » soulignent les risques d’enfermement des groupes-cibles de la diversité dans des catégories rigides qui sont avant tout le reflet de constructions sociales et font l’impasse sur les questions d’appartenance et d’identité. Les politiques de gestion de la diversité entrainent souvent un excès de fixation sur les différences perçues et ce qui n’est pas commun. Ces politiques ont tendance à figer l’infinie pluralité des êtres dans un tableau réducteur car général, et réduisent, au final, le sens qui opacifie les processus qui font naître les souffre-douleurs, les personnes ignorées ou les proies. La notion de diversité peut faire courir le risque de « relance identitaire » et de différenciation à l’infini des profils supposés des victimes.

44. Le management interculturel dévoile des construits idéologiques. Une intervention « interculturelle » a fonction de dévoilement d’un appareillage idéologique peu visible qui norme les discours et structure les règles de progression en entreprise comme au dehors. Trop peu de recherches en management interculturel pointent cette capacité à perpétuer des rapports de domination en les faisant méconnaître comme tels par ceux qui les subissent. Le débat entre « politiques de diversité » et « management interculturel » renvoie donc pour nous aussi à celui de l’idéalisme du rôle émancipateur des « pratiques de management » dans nos sociétés. Il tient à la concurrence exercée entre l’Etat et d’autres parties prenantes pour garantir la justice (chartes et labels propres à la diversité). Certaines politiques de gestion de la diversité cherchent à faire naître un droit en dehors du droit qui amène l’Etat à se comporter comme une entreprise. Parler d'entreprise quand on désigne un service de santé public ou un collège est discutable. L’apport du management interculturel, et de sa tradition intellectuelle de « dévoilement », est bien d’explorer certaines des dimensions idéologiques des politiques dites de « gestion de la diversité ». Pour nous, la différence entre « politiques de la diversité » et management interculturel tient à celle entre compréhension des processus et obsession du chiffrage, socle commun de références partageables et singularités qui séparent ou isolent. Il y a, pour nous, au même cœur du management interculturel, un projet de dévoilement : celui d’une éthique de l’indignation qui met en débat et en question ce qui est donné pour irréversible et une morale de l’émancipation face à toute injustice dès lors qu’elle confond destin et legs acquis une fois pour toute à la naissance.

45. Le management interculturel prend la défense des « passeurs » d’innovation qui contournent les circuits établis. La meilleure défense d’une politique « interculturelle » tient, selon nous, à la constante valorisation du caractère inventif de personnels que nous pourrions nommer « marginaux-sécants », des innovateurs atypiques en organisation pour reprendre les termes de N. Alter. Le management interculturel est attentif à l’opposition constante entre la tentation du conservatisme et le fait de quelques personnes qui prennent un risque par rapport aux routines en usage en élaborant de " nouvelles combinaisons " de ressources. Les recherches interculturelles doivent éclairer les parcours de ceux qui – en quelque sorte clandestins - composent avec l'ordre établi, dissimulent une partie de leur action jusqu'à obtenir la reconnaissance sociale qui aboutit à une inversion partielle des normes. L'innovation est conditionnée à une culture diffusée de l’esprit critique, à l’existence d’un acteur minoritaire qui favorise par son action la conversion des représentations des dirigeants. Le management interculturel est constante possibilité de remise en cause des décisions initiales et des croyances sur lesquelles elle s'appuie. Elle est défense de ceux qui permettent en organisation une mise à distance heuristique, un rapport créatif à l'incertitude, un retour sur les pratiques et une réflexivité entendue d’abord comme capacité collective. Les transformations positives en organisation sont entendues ici comme celles qui permettent la transformation des relations et des représentations sociales d’un collectif associée à une augmentation de la capacité conjointe d’affirmation de soi et de pouvoir de négociation (R. Sainsaulieu, 1977).

46. Le management interculturel remet en cause les représentations antérieures quand les décisions de quelques uns qui dirigent ou gouvernent obéissent plus à des normes ou à des modes qu'à ce qui apparaît aux yeux du plus grand nombre comme des actions porteuses de sens. Dans une perspective interculturaliste de transformation sociale, on se fixe pour mission de penser plusieurs choses à la fois. C’est tout d’abord de rendre compte des inégalités et des problèmes vécus par des personnes qui dans un contexte social donné se retrouvent discriminés, victimes de racisme, d’homophobie, voire exclus. Et nous savons qu’il y a bien différentes façons de rendre la justice : à chacun la même chose, à chacun selon ses mérites, à chacun selon son rang, à chacun selon ses besoins, à chacun selon ses œuvres, à chacun selon ce que la loi lui attribue (C. Perelman, 1972). C’est aussi de comprendre les différences en rendant intelligible les cadres symboliques dans lesquels les personnes pensent… C’est enfin de tenter d’équilibrer au mieux, au sens de la gouvernance politique, les différences de chacun (groupes et ou individus) avec les principes du vivre ensemble dans une société démocratique. En d’autres termes, penser le management interculturel aujourd’hui, c’est participer à « la construction d’un vivre ensemble qui tiennent compte dans chaque contexte concerné à la fois des nouvelles réalités du monde, des aspirations individuelles de chacun et des idéaux démocratiques qui nous guident » (J. F. Chanlat et S. Dameron, 2009, p. 9). En cela, si une analyse « culturelle » consiste à se mettre d’accord sur ce qu’on dit, une analyse « interculturelle » ne vise t’elle pas plutôt à se mettre d’accord sur les catégories de pensée du processus délibératif (les conditions mêmes qui rendent ou pas possibles les différentes manières de dire ce que l’on dit) se demande P. Calame, un des principaux animateurs de L’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire (2003) ? A propos de cette notion d’interculturalisme, il nous faut certainement distinguer deux niveaux : l’interculturel comme « constat » (jugement de fait relatif à l’évolution de nos sociétés de « modernité tardive ») et l’interculturel comme horizon éthique (jugement de valeur que nous défendons et assumons).

47. Le management interculturel est enchainement fécond toujours en train de se faire. L'interculturalisme vise à échafauder « une relation convenablement régulée permettant d'accéder à un nouveau plan : celui d'une formation unitaire harmonieuse transcendant les différences sans les évacuer » (C. Camilleri, 1989, p. 389). L’interculturalisme n’est donc pas « une résolution euphorique des contradictions dans un ensemble homogène » (F. Laplantine, 2001, p. 7). Il n’est pas une synthèse, ni un résultat stable puisqu’il est toujours en train de se produire, ni une substance nouvelle, ni un énoncé (P. Chanson, 2011, p. 164). « Autre est celui qui donne et celui qui reçoit ; autre celui qui reçoit et celui qui rend » (P. Ricoeur, 2004, p. 377). C’est cet enchaînement (qui rend libre) qui caractérise la rencontre interculturelle : « Il ne s'agit donc pas d'imaginer une culture de l'universel, qui n'existe pas, il s'agit de conserver suffisamment de distance critique pour que la culture de l'autre donne du sens à la nôtre » (S. Latouche, 1989).

48. Le management interculturel est un espace de tensions et d’affrontements contenus. A l’invariant, qui suppose une universalité de surplomb, l’interculturalisme préfère l’équivalence qui invite à repérer dans les cultures en présence un point de recoupement possible à partir duquel elles vont se mettre en perspective, s’aligner pour faire pont entre elles (F. Jullien, 2008, p. 139). Cet universel n’est pas un objet spéculatif, un projet « fondationiste » (K. O. Appel, 1990), mais un espace de tensions et d’affrontements contenus. Il donne conscience des manques, d’un « travail à faire » (F. Jullien, 2008, p. 164) dans les termes de la culture de l’autre qui n’évite pas, répétons-le, le conflit. C. Von Barloewen écrit qu’une « réalité sans conflit est tout aussi impensable qu’une réalité sans ordre. Tout ordre qui n’intègre pas le conflit comme un élément structurel porteur débouche sur la mort de la liberté » (C. Von Barloewen, 2003, p. 114). F. Jullien (2008, p. 149) constate que « c’est parce que l’universel maintient l’humanité en quête, et non parce qu’il prétendrait venir à bout de l’individuel ou du singulier, dont on sait désormais le prix, qu’il fait figure d’idéal ». Il évoque un universel qui vaut à titre d’idée régulatrice et jamais satisfaite. Parce que l’indifférence mutuelle de la conception des cultures est un fait premier, l’universel, n’est pas la « recherche d’une extensivité notionnelle qui risquera toujours d’être mise en péril dans d’autres cultures », mais le principe idéalisé qui permet de pousser sans cesse et plus loin l’effectivité du partage. Un contexte multiculturel est un contexte dans lequel émerge cette ambiguïté, de l’ambivalent, de l’incongru et devient interculturel quand se casse la frontière entre marge et normalité et que se dévoilent, par un travail humain volontaire, des logiques d’action que l’on ne voyait pas de prime abord et qui ne résument pas à l’espoir fondé par la charité, la stricte négociation procédurière ou même l’intérêt bien compris de ceux qui participent.

49. Le management interculturel nécessite un constant effort de contextualisation et une pratique volontaire de "l’aller-retour". A l'image de tout bon traducteur qui oscille entre le sens général du dictionnaire et le sens local de la phrase arrimée à la vie du texte, l’ambition du management interculturel est bien de dégager et partager ensemble une règle qui autorise un accord sur le sens donné par chacun à ses actions. Et il y a démocratie lorsque la vie politique est organisée de telle sorte que les destinataires du droit puissent en même temps se considérer comme ses auteurs et que les individus du corps social créent ensemble des ressemblances. Comment, en effet, se mettre d’accord quand on a des « régimes de véridiction » différents (B. Latour, 2012) ? Le socle du travail est moins l’entente que l’explicitation réciproque des rivalités, des différences, des analogies perçues qui implique un contrat de recherche en commun, de la violence symbolique, l’analyse des transgressions ordinaires pour bien faire son travail, la prise en compte de la nature polémogène des relations humaines comme modalité possible et peut-être même première de toute rencontre interculturelle. La perspective ouverte par le management interculturel est ici un questionnement par lequel rien ne va de soi. Le management interculturel est l’étude de personnes porteuses d’identités méconnues et victimes de dé-liaison par manque de compréhension. C’est aussi une recherche attentive à la pluralité des principes de jugement et des grandeurs qui conditionne la reconnaissance d’autrui (N. Heinich, 1999) et la joie que l’on éprouve à l'idée de l'existence de l'autre.

50. Le management interculturel est une pratique de la médiation culturelle. Cette pratique met en lumière les « garants » des engagements pris, tout comme les dispositifs qui rendent les engagements « crédibles ». Le management interculturel désire voir le monde comme un archipel, tel un mur de pierres sèches où « chaque élément vaut pour lui-même et pourtant par rapport aux autres » (G. Deleuze, 1993, p. 110-111).

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Annexe 1 : Nos principaux terrains d’investigation scientifique (1993- 2019).

Nous pouvons distinguer, dans notre parcours de recherche, cinq phases distinctes d’enquêtes.

Une première phase de recherche s’est déroulée entre 1993 et 1994, en situation d’observation participante dans une grande entreprise pétrolière baptisée Alpha.

Une position de salarié à temps plein a apporté une possibilité d’observation participante, doublée d’une préoccupation d’enquête sociologique par restitution aux acteurs afin de contredire ou infirmer les interprétations, ce qui est apparu, au final, comme le mode le plus satisfaisant de connaissance en profondeur des processus de socialisation des cadres internationaux étudiés. Car la démarche de recherche a rapidement mis en exergue la difficulté qu’il y a à étudier une population de cadres mobiles « à distance » et nous ne nous sommes jamais satisfait des seuls entretiens semi directifs réalisés, ni de l’analyse de contenu d’un corpus de documents institutionnels et d’archives propres au groupe Alpha (rapports annuels d’activité, notes de services, comptes rendus des différents comités d’entreprise…). La pratique de l’observation participante a conféré cette intimité nécessaire pour avoir accès aux stratégies réelles et non pas seulement aux éléments du discours.

Une deuxième phase de recherche s’est déroulée entre 1999 et 2004, en situation d’observation participante dans une grande entreprise cosmétique baptisée Gamma. En position de salarié à temps plein, nous avons procédé́, de 1996 à 2005, à près de 500 entretiens semi-directifs d’une heure à trois heures. Mais nous avons aussi pris une part active au recrutement et à la formation de managers internationaux dans plus d’une trentaine de pays visités, au lancement et à l’accompagnement humain de nouvelles marques de Gamma, au rapprochement d’entités de Gamma, à la création, sous notre autorité, d’une université d’entreprise présente aujourd’hui dans plus de quarante pays…Au cours de ces moments, s’est renforcé le constat que la question des origines et de la mobilisation des ressources identitaires dans les interactions sociales invitait à la fois à multiplier les techniques d’approche (entretiens, analyses statistiques, observation participante…) et à franchir les frontières interdisciplinaires des sciences humaines. C’est dans ce souci qu’il convient d’étudier ceux qui sont les grands oubliés de la plupart des études de management comparé : les individus à la frontière de leur (s) culture (s).

Une troisième phase de recherche s’est déroulée entre 2007 et 2009 auprès de “grands mobiles”.

Les résultats de notre travail d’enquête se sont basé sur une cinquantaine d’entretiens avec des cadres expatriés, des cadres impatriés et internationaux, des dirigeants (« top management ») - appartenant à trois multinationales d’origine française – ainsi que sur un ensemble de données recueillies auprès de grands actionnaires, d’entrepreneurs qui ont construit de grandes fortunes et d’héritiers.

Une quatrième phase d’enquêtes s’est déroulée entre 2011 et 2015 auprès de familles de patients expatriés et d’enfants évoluant en contexte international. Une enquête menée avec le Docteur Franck Scola porte sur les besoins médicaux des familles de professionnels expatriés. Nos regards croisés de sociologue et de médecin se sont efforcé d’analyser :

• les risques sanitaires spécifiques du professionnel mobile, du conjoint, des enfants,

• leurs attitudes face aux maladies et accidents survenant dans le pays d’accueil,

• leurs comportements en matière de consommation de santé,

• leurs difficultés dans le recours aux soins,

• les aspects assurantiels…

Nous avons décidé, en 2012, d’y ajouter le suivi développemental de l’enfant, incluant celui de son langage.

Une cinquième phase d’enquête, de 2015 à aujourd’hui, touche à la thématique des entreprises dites apprenantes, à l’évolution des modèles d’organisation et aux compétences interculturelles déployées dans des équipes dites déspatialisées.

25 d’entretiens, de 1 heure 30 à 3 heures, ont été réalisés de dirigeants de PME ou de managers vivant le quotidien de la délocalisation des activités et de la réorganisation des lieux de travail (bureaux mobiles, entreprises virtuelles). Dans ce travail d’enquête de terrain, nous questionnons l’existence de trois modèles modèles culturels d’organisation et de gestion de carrières (la pyramide/la loyauté – la carrière/l’employabilité – l’organisation en réseau/l’apprentissage sans frontières). Ceci ouvre au renouveau des formes de travail et notamment à la perspective d’une « société informationnelle d’entreprises unipersonnelles multinationales » créées par une personne maîtrisant les outils du numérique et susceptibles de concurrencer des entreprises industrielles bien implantés.

__________________________________________________________________________________________________________________________________________ Références de l'article

: L. FERRY, L'invention de la vie de Bohème : 1830-1900, Cercle d'Art.

: P. POUTIGNAT et J. STREIFF‑FENART, Théories de l'ethnicité, suivi de Les groupes ethniques et leurs frontières de F. BARTH, PUF, 1995.

: D. MARTIN, J. L. METZGER et P. PIERRE, Les métamorphoses du monde. Sociologie de la mondialisation, Le Seuil, 2003.

: En 2007, Edouard GLISSANT créa l’Institut du « Tout-monde », un site d’études et de recherches dédié « aux mémoires des peuples et des lieux du monde, pour favoriser la pratique culturelle et sociale des créolisations » et pour permettre la diffusion de « l’extraordinaire diversité des imaginaires des peuples. »

: M. UHALDE, L’intervention sociologique en entreprise. De la crise à la régulation sociale, Desclée de Brouwer, 2001.

: Z. BAUMAN, La vie en miettes, Pluriel, 2003, p. 34.

: U. BECK, La société du risque, Aubier, 2001.

: J. K. GERGEN, The Saturated Self, Basic Books, 2000.

: F. HERAN, « La seconde nature de l’habitus. Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », Revue Française de sociologie, 1987.

: P. BOURDIEU, Le Sens pratique, Éditions de Minuit, 1980, p. 89.

: A. MARY, Le bricolage africain des héros chrétiens, Cerf, 2000, p. 173.

: G. HOFSTEDE, Culture's Consequences: International Differences in Work-related, Sage, 1980 ; G. HOFSTEDE, Cultures and Organizations. Software of the Mind, McGraw-Hill, 1991 ; A. M. SØDERBERG et N. HOLDEN, “Rethinking Cross Cultural Management in a Globalizing Business World”, International Journal of Cross Cultural Management, 2 (1), 2002, p. 103-121.

: L. SMIRCICH, “Concepts of Culture and Organizational Analysis”, Administrative Science Quarterly, Vol. 28, 1983, p. 339-358.

: N. ELIAS, 1993, p. 159 cité par B. LAHIRE, Dans les plis singuliers du social, La Découverte, 2013, p. 41.

: B. LAHIRE (Dans les plis singuliers du social, La Découverte, 2013, p. 70) rappelle la volonté durkheimienne, aux origines de la discipline sociologique, d’expliquer « le social par le social », c’est à dire par des « faits extérieurs à l’individu ». B. LAHIRE (Idem, 2013, p. 74) fustige les dérives d’une certaine pratique sociologique qui « consiste à interpréter directement les formes sociales objectivées (sémiologie sociale) sans étudier les usages réels de ces formes (sociologie de la réception, de l’appropriation ou des usages socialement différenciés), et donc de tomber dans la surinterprétation ».

: C. GEERTZ, The Interpretation of Cultures, Basic Books, 1973.

: F. ALLARD-POESI, « Accords et désaccords dans les équipes », Management et Conjoncture Sociale, n° 619, 2003, p. 35-42.

: A l'intérieur d'une culture donnée, un individu est capable de donner des réponses différentes à une même situation, phénomène que J. DEMORGON nomme "oscillation" (« L’interculturel entre réception et invention: contextes, médias, concepts », Questions de communication, 2003, n°4, 1993, p. 25). Le sens n’est possible, n’est reconnu dans le phénomène que parce que l’acte intentionnel y lit un ordre déjà présent ; cet ordre est ce par quoi le monde donné est déjà codé, « lisible » avant que nos sens ne le reçoivent. Si l’on avait ainsi commencé l’étude de la matière par une théorie de la cristallisation, beaucoup de physiciens auraient eu le droit de dire que ce ne sont pas les seuls états de la matière, qu’il y en a d’autres dont nous ne sommes pas capables de rendre compte. A quoi les premiers cristallographes auraient sans doute répliqué : oui, mais ce sont les plus belles propriétés, ou les plus simples, celles qui nous offrent une sorte de raccourci vers la structure ; et à cause de cela, nous réservons pour le moment la question de savoir si l’étude des cristaux explique toute la matière, ou bien s’il y a d’autres choses à considérer.

: M. SERRES, L’incandescent, Editions le Pommier, 2003, p. 153.

: N. CATTAN, « Des sociétés et des territoires mobiles », Territoires 2040, DATAR – La documentation française, 2010, p. 74.

: G. H. MEAD, Mind, Self and Society from the Standpoint of a Social Behaviorist, University of Chicago, 1934.

: J. ELSTER, Agir contre soi. La faiblesse de volonté, Odile Jacob, 2007.

: P. MALRIEU, La construction du sens dans les dires autobiographiques, Érès, 2003.

: G. DELEUZE, Différence et répétition, PUF, 1968, p. 236.

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Des ressources pour mieux connaitre nos travaux :

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